Les Inévaluables

Publié le par Damien

Entreprise : les « tableaux de bord ».

 

 

 

 

 

 

Dans la mesure où l’évaluation est devenue l’alpha et l’oméga de l’attribution des crédits, chaque établissement prestataire de service est amené à se constituer des tableaux de bords qui assurent une évaluation pérenne. L’évaluation dans certain cas est menée par un « groupe-projet » qui se livre à des réunions de pilotage. La comparaison avec le monde aéronautique pourrait bien cesser d’en être une dans la mesure où, comme je l’ai appris en lisant le Ouest-France[1] dimanche dernier, une société vient d’inaugurer un simulateur de vol grandeur nature à Morlaix. Ce simulateur qui reproduit à l’identique le cockpit d’un moyen-courrier n’est pas destiné à former des pilotes de lignes mais des cadres d’entreprise. Le stage coûte 4000 euros pour 6 personnes (soit le tiers de ce que ma petite bibliothèque de Sciences Humaines dépense en livres chaque année). Ce n’est pas demain que je pourrai aller évaluer mon sang-froid et ma capacité de réaction et de prise de décision au volant de cette machine.

 

 

 

Je me contente donc de piloter au sens figuré cette bibliothèque en choisissant des indicateurs qui m’aident à orienter ma politique documentaire dans le cadre de celle de Rennes2.

 Le problème de l’évaluation est identique à celui du classement :

 « Mon problème avec les classements, c'est qu'ils ne durent pas ; à peine ai-je fini de mettre de l'ordre que cet ordre est déjà caduc » écrivait l’auteur de Penser/classer

 De la même façon, la mutation de nos services et des modes de lecture des usagers des bibliothèques se fait aujourd’hui à un rythme si rapide que nos modes d’évaluation ont toujours un train de retard. Le temps de faire un audit quelque part, il n’est déjà plus en accord avec la réalité que chacun pressent. Par ailleurs, flexibilité oblige, un même personnel sera évalué successivement par plusieurs évaluateurs qui en fonction de critères qui seront propres à chacun jugeront fort différemment le travail de leur subordonné.

 

 

 

 

 

 

L’évaluation d’une demande de plus en plus labile requiert aujourd’hui davantage de flair que de tableaux de bords, mais dans les établissements publics nous nous fondons par acquis de conscience sur des « tableaux de bord » qui sont au mieux annuels. Ce travail n’est pas sans ressemblance avec le tonneau des Danaïdes. En effet, si l’on considère que la demande est fluide et qu’elle ouvre une voie d’eau nouvelle toutes les minutes dans notre système d’évaluation, il ne faut pas s’étonner que nous nous sentions aujourd’hui réduits à pomper laborieusement comme des Shaddocks.

 

 

 

 

 

 

Société : Les « invisibles »

 

 

 

 

 

 

   De la même manière, plus la sociologie se concentre sur le « terrain » en reléguant dans un passé un peu folklorique les « modélisateurs » que furent Mauss, Durkheim et Simmel et plus elle se rend compte que la société échappe à ses pincettes et que ses classes ne précipitent plus dans ses éprouvettes.

 

 

 

Ainsi les pauvres, les exclus et les Sans Domicile Fixe, ont pu devenir un sujet de débat national en quelque temps grâce à l’œuvre entre autres de Martin Hirsch (successeur de l’Abbé Pierre à la tête d’Emmaüs) et à celle du sociologue Serge Paugam.

 

 

 

Reste que toute un empan de la population, qui travaille occasionnellement faute d’avoir un emploi stable, qui possède un logement mais sans avoir la certitude au début de chaque mois de pouvoir payer le loyer suivant, qui a le train de vie d’un ouvrier sans en avoir la culture, ni le vote, qui a fait des études mais n’en tire aucun privilège, qui affronte brimades et chantages de la part de son employeur, comme un Marocain ou un Sénégalais, mais s’appelle Dupond ou Durand, qui souffre parfois d’un handicap mais ne parvient pas à en tirer une allocation quelconque, bref, ces nouveaux hommes et femmes « sans qualité » échappent donc à la fois aux concepteurs de politiques sociales (ceux-ci se focalisent sur les exclus, et notamment sur les travailleurs pauvres issus de l’immigration), aux statisticiens de l’INSEE, aux experts de l’OCDE et aux journalistes qui ne peuvent réduire cette classe polymorphe de gens fragiles et silencieux aux catégories traditionnelles qui font régulièrement la une du Nouvel Observateur, ou le credo des agents en marketing (prolos, bobos, trentenaires, black-blancs-beurs, jeunes des « quartiers », et la fameuse ménagère de moins de cinquante ans avec ou sans caniche).

 

 

 

L’émission « Du grain à moudre » produite à France-Culture par Joseph Confavreux tentait hier de définir ce « nouvel ordre prolétaire »(Jacques Rigaudiat) que nos évaluateurs sociaux sont incapables de cerner. Pour en savoir plus sur l’émission et la ballado-diffuser cliquer ici.

 

 

 

 

 

 

Psychothérapie : disparition du cas

 

 

 

 

 

 

Dans ces propos sur notre manie contemporaine à évaluer, je voudrais donner la parole à Jean-Claude Milner qui dans La politique des choses[2] élargit son combat contre l’évaluation bien au-delà de l’amendement Accoyer qui le touche de près comme l’ensemble de sa profession : « Il y va de la politique. L’expansion de l’évaluation, son caractère apparemment irrésistible, ne se comprennent bien qu’au regard de la promesse dont elle est porteuse : grâce à elle, croit-on, les choses pourront enfin gouverner. Se gouverner elles-mêmes et gouverner les hommes. » L’évaluation est le corollaire de la gouvernance, c’est-à-dire qu’elle fait abstraction du débat sur les critères[3], comme la gouvernance élude la question des choix. Dans cet idéal, nous n’aurions pas à choisir, puisque les chiffres nous montrent la voie ; à quoi bon dans ce logiciel peut servir la politique des hommes ?

 

 

 

Dans le champ de la psychothérapie, par exemple, l’INSERM et d’autres instituts émettent des chiffres alarmants sur les enfants dits hyper-actifs. L’évaluation ne porte que sur cette catégorie et fait abstraction de l’environnement dans lequel vivent les évaluateurs. S’ils appliquaient leurs méthodes à eux-mêmes, ils se rendraient compte que leur propre capacité d’attention a diminué en quelques années, et non du fait de la vieillesse puisque l’ensemble de la société a sans doute connu ce sort. En effet qui ne s’ingénie pas à éviter de se trouver dans la situation passéiste de ne plus faire qu'une seule chose ? La technologie nous aide à combattre cette fatalité de l’être-là en nous permettant de lire un livre tout en écoutant sur son MP3 un morceau d’Eminem et en tripotant son téléphone portable. Une seule vie ne nous suffit plus, et nous nous étonnons que nos enfants piaffent et zappent en permanence. A l’inverse, aux Etats-Unis, dans les écoles fréquentées par les rejetons de la haute bourgeoisie, les enfants sont gavés de ritaline afin que leur passe cette agitation néfaste qui vous prend lorsque vous avez huit ans, que vous êtes dans un parc et qu’un papillon s’envole en vous donnant l’envie de courir après. Ce comportement est néfaste en effet si l’on considère le but visé : devenir le juriste le mieux évalué de Manhattan.

 

 

 

Revenons à Jean-Claude Milner : dans ce même petit livre, celui-ci fait remarquer que l’évaluation correspond bien à la montée en puissance de la psychologie cognitive qui a commencé son histoire en mesurant les temps de réponse et donc à évaluer la vivacité d’esprit de générations en fonction de ce critère. De même, on peut mesurer la partie de la population qui souffre de ce mal indéfinissable qu’est la dépression (il suffit que soient vérifiés chez le patient neufs des quinze symptomes qui en permettent le diagnostic d’après le DSM IV). En revanche, comment évaluer la douleur ? Quel indicateur, quel instrument en est capable ?

 

 

 

« L’évaluation a choisi l’expertise ; choisissant l’expertise, elle choisit le contrôle ; choisissant le contrôle, elle abandonne la souffrance à son sort. Que ce soit dans le domaine de la santé physique ou dans le domaine de la santé mentale. Non seulement elle abandonne la souffrance à son sort, mais elle ne peut que rejeter ceux qui s’en soucient. Parce qu’il n’y a pas d’expertise de la souffrance –Wittgenstein en a longuement raisonné-, parce que la souffrance en dernière instance n’existe que par la parole, parce que la souffrance, ça ne se contrôle pas. Et ça ne s’évalue pas. Conséquence inévitable : l’évaluation ne pourra jamais émettre de jugement favorable sur la psychanalyse »

 

 

 

Ce plaidoyer pro domo, peut rendre sceptique après la publication du Livre noir de la Psychanalyse, il n’en reste pas moins que tout psychologue commence par discuter la notion de norme au début de sa formation. Un cas est forcément individuel ; juger systématiquement du succès d’une thérapie en fonction, par exemple, de la pacification des rapports qui lient le sujet à son entourage, c’est soumettre l’individu à une norme et donc au diktat d’une collectivité. Certains malades sont les symptômes de notre mode de vie dégradé ; les anorexiques au premier plan.

 

 

 

 

 

 

Pour finir : Evaluer le bonheur.

 

 

 

 

 

 

En guise de conclusion, je tiens à rappeler deux faits.

 Le premier concerne l’indice du bonheur. Cet indice à ma connaissance n’existe qu’au Bouthan, petit royaume bouddhiste, perché dans les montagnes dont le PNB est l’un des plus faibles au monde.

Le second se rapporte au citoyen inconnu. A ma connaissance toujours, le poète Wistan Hue Auden est le seul qui ait songé à lui rédiger un éloge funèbre, le voici :

 He was found by the Bureau of Statistics to be

 

 

 

One against whom there was no official complaint,
And all the reports on his conduct agree
That, in the modern sense of an old-fashioned word, he was a saint,
For in everything he did he served the Greater Community.

Except for the War till the day he retired
He worked in a factory and never got fired
But satisfied his employers, Fudge Motors Inc.
Yet he wasn’t a scab or odd in his views,

For his Union reports that he paid his dues,
(Our report on his Union shows it was sound)

And our Social Psychology workers found
That he was popular with his mates and liked a drink.
The Press are convinced that he bought a paper every day
And that his reactions to advertisements were normal in every way.
Policies taken out in his name prove that he was fully insured,
And his Health-card shows he was once in hospital but left it cured.
Both Producers Research and High-Grade Living declare
He was fully sensible to the advantages of the Installment Plan
And had everything necessary to the Modern Man,
A phonograph, a radio, a car and a frigidaire.
Our researchers into Public Opinion are content
That he held the proper opinions for the time of year;
When there was peace, he was for peace: when there was war, he went.
He was married and added five children to the population,
Which our Eugenist says was the right number for a parent of his generation.
And our teachers report that he never interfered with their education.
Was he free? Was he happy? The question is absurd:
Had anything been wrong, we should certainly have heard.

 

 

 

 

 

Par manque de temps, je me contenterai de traduire les derniers vers : 

 

 

« Il était complètement réceptif à notre politique de logement 

 

Et possédait tout ce qu’un homme moderne doit avoir 

 

Un phonographe, une radio, une voiture, un frigidaire 

 

Nos Experts en opinion publique sont satisfaits 

 

De lui avoir vu tenir les opinions qui sont conformes à l’esprit de son temps 

 

Quand c’était la paix, il était pour, quand c’était la guerre, il y allait 

 

Il fut marié et accrut la population de cinq enfant 

 

Ce que notre Eugéniste évalue comme conforme à un père de sa génération 

Et nos enseignants signalent qu’il n’a jamais interféré dans leur éducation 

 

Vécut-il libre, fut-il heureux ? La question est absurde : 

 

Si quelque chose avait cloché, on l’aurait certainement détecté. » 

 

W. H Auden, The Unknown citizen

 

 

 



[1] Edition du 31 mars- 1er avril

[2] Jean-Claude Milner, La politique des choses, Paris : Navarin, 2005, p19

[3] Ainsi, le critère de pauvreté correspond t-il à un chiffre et non à une situation psychologique et sociale de frustration.

Publié dans philosophie

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