Douze balles montées en breloque (Louis Guilloux)
Pauvres hommes qui ont assez de courage pour endurer la guerre, mais pas assez pour la refuser (D.H Lawrence)
Les Sentiers de la Gloire, de Stanley Kubrick. film paru en 1957 et interdit de projection en France jusqu'en 1975
Alors que l'on commémore l'armistice de 1918 et le sacrifice des hommes qui sont "morts pour la France" (l'expression remonte à cette époque) entre 1914 et 1918, il ne faudrait pas oublier que la France est un pays qui est encore en guerre et qu'en ce moment même sans doute des soldats français participent à des manoeuvres ou même essuient des tirs dans les montagnes afghanes.
On peut penser ce que l'on veut de ces opérations en Asie centrale ou bien de la guerre en général, il n'empêche que je reste personnellement attaché au souvenir de ceux qui ont refusé la guerre et qui sont morts pour cette raison même, fusillés par leurs camarades.
Le groupe des verts a demandé en 2007 que le conseil de Paris rende un hommage officiel aux mutins de 1917. A cette occasion une scène du film de Kubrick, Les sentiers de la gloire, dans laquelle des soldats sont exécutés pour "manque de combativité devant l'ennemi" a largement été diffusée (cf. ci-dessus)
L'année dernière, également, les éditions La Découverte ont fait paraître un ouvrage qui a largement contribué à faire connaître l'histoire de ces mutins et les conditions de leur révolte et de sa répression :
Obéir, désobéir ; les mutineries de 1917 en perspective (Recheches) dirigé par André Loeiz et Nicolas Mariot
Sur l'héroïsme
Il est hors de question, comme l'ont fait certains, de considérer les mutins fusillés comme les vrais héros de la guerre 14-18 tandis que leurs camarades morts au combat ne seraient que de faux héros. La notion d'héroïsme est d'ailleurs faite pour les civils plutôt que pour les militaires qui risquent leur vie au combat. Pour un soldat, les témoignages que j'ai lus m'ont fait comprendre que la valeur principale des combattants à leurs propres yeux résidait dans l'aptitude à faire corps et à s'entre-aider dans toutes les situations. L'héroïsme guerrier, lié à la prouesse individuelle, à l'aresteia des Grecs est une valeur obsolète en un temps où la guerre se machinise et où l'on se met -pour reprendre l'expression de Louis Guilloux- à fabriquer des morts comme on fabrique des boulons.
Je suis aussi mal à l'aise avec la notion de "sacrifice" lorsqu'elle est rapportée aux "morts pour la France", car on pourrait aussi bien, sinon mieux, parler de gâchis. Une jeunesse sacrifiée de cette manière, c'est une jeunesse gâchée ; le sacrifice amnistie les criminels et parler de "don de leur vie" à propos des combattants, c'est protéger la mémoire odieuse des idéologues et des industriels qui sont les véritables fauteurs de guerre, toujours prompts à l'époque à louer "la mort des autres" (Guéhenno). Rayez Krupp et Schneider de la surface de la Terre, bayonnez Barrès : à qui d'autre la guerre peut-elle bien profiter ?
Ce qu'on pourrait malgré tout objecter aux défenseurs des mutins, c'est qu'en 1917, la mutinerie n'était pas toujours un choix. Le plus odieux dans l'affaire, c'est bien la justice expéditive qui attendait les prétendus rebelles dans les cours des petites écoles où naguère encore on enseignait la morale en usage par temps de paix.
Les fictions composées dans l'après-guerre montrent assez bien cela.
à propos des mutineries
Tout d'abord, il y a les soldats qui refusaient de "monter", parce qu'ils étaient épuisés, à bout.
Ensuite, il y a ceux qui refusaient de monter en terrain découvert sans l'armement adéquat (c'est un refus de ce genre qui a récemment opposé une unité de combattants hollandais envoyés en afghanistan à leur Etat-major)
D'autres soldats n'ayant pas reçu l'ordre de monter et n'ayant pu par conséquent obéir à cet ordre ont été convaincus de rebellion et ont été exécutés. l'édition du Ouest-France du 11 novembre fait le portrait de quatre soldats bretons et normands qui se sont trouvés dans ce cas.
Etaient également passés par les armes tous les éléments suspectés de bolchevisme comme ce russe dont Jean Giono raconte l'histoire dans Solitude de la pitié (Ivan Ivanovitch Kossiakoff)
Enfin parmi les récits d'exécution arbitraire, je n'oublierai jamais celui que j'ai lu dans un recueil de nouvelles de Louis Guilloux. Le récit est paru dans un journal entre 1921 et 1950 (malheureusement, l'éditeur du recueil de nouvelles dans lequel il est aujourd'hui publié, Vingt ans, ma belle âge, ne le précise pas). Ce récit s'intitule "douze balles montées en breloque" :
douze balles montées en breloque
Le Bihan est un paysan qui ne connaît que le breton et combat pendant la bataille de la Marne au début de la guerre. Lors d'une échauffourée, il est blessé à la main par une balle. Ne pouvant plus tirer, il s'adresse à son capitaine qui l'envoie à un poste de secours.
"Il se mit en route et après quelque temps arriva au poste où il montra sa blessure à un major, qui parut extrèmement intéressé. Le major lui posa diverses questions auxquelles Le Bihan ne répondit pas, ne les ayant pas comprises [...] Le major n'insista pas. D'une part, il n'avait pas de temps à perdre et d'autre part il avait ses idées arrêtées sur la discipline aux armées,et la manière de les faire observer. Il griffonna quelque chose sur un bout de papier qu'il remit à Le Bihan et donna l'ordre à un planton de le conduire plus loin encore à l'arrière, ce qui fut fait. Quant à panser la blessure de Le Bihan, il n'en avait même pas été question.
Le Bihan se laissa conduire où l'on voulut. Rien ne ressemble tant à un aveugle qu'un homme qui ignore la langue du pays où il se trouve. Mais le Bihan avait un guide et il était plein de confiance. Pourquoi pas ?
Or, aussitôt "remis aux autorités" et le billet du major déchiffré, le soldat Le Bihan fut conduit au poteau et fusillé. Accusation : blessure volontaire à la main droite."
La nouvelle se poursuit sur le conflit entre la mère de Le Bihan qui oeuvre pour réhabiliter son fils et lui faire décerner une médaille et son épouse Jeanne, qui considère au contraire comme une bassesse de revendiquer auprès de coupables l'honneur de son frère "comme si dans cette affaire, ce n'avait pas été les "autres" qui avaient perdu l'honneur !". On pourrait faire un parallèle aisé avec l'actualité : notre président précise que les soldats fusillés pour l'exemple ne se sont pas deshonorés (Ouest-France du 12 novembre) ; encore faudrait-il reconnaître qu'une grande partie des tribunaux qui les ont jugés, eux, se sont déshonorés et ont terni l'image de la République. Ce n'est pas tant la sentence de mort elle-même qui nous paraît scandaleuse, que le caractère expéditif de la procédure qui la précédait et l'arbitraire de ceux qui la prononçaient. Les relations des procès nous montrent que la plupart de ces accusés n'avaient que très peu de moyens de se faire entendre.
Revenons à la nouvelle de Louis Guilloux : la réhabilitation de son défunt mari, l'obtention de cette médaille posthume voulues par la mère, sont vécues par Jeanne comme une trahison à laquelle elle répond par une provocation au milieu d'un banquet où l'on célèbre le défunt "mort au champ d'honneur". Guilloux termine sa nouvelle en opposant l'amour que la mère portait au soldat Le Bihan et celui de son épouse : "elle laissait à sa mère à son faux amour, qui oublie, s'arrange et pardonne. Aimer, pour elle, cela voulait dire autre chose. Son amour n'était pas faux : c'était un amour fidèle, qui n'oublie rien, qui veille, au contraire, et sait se venger."
Puisse notre mémoire à l'égard des mutins fusillés de 14-18 être aussi vigilant et fidèle à la vérité que l'amour de Jeanne pour son mari fusillé.
Alors que l'on commémore l'armistice de 1918 et le sacrifice des hommes qui sont "morts pour la France" (l'expression remonte à cette époque) entre 1914 et 1918, il ne faudrait pas oublier que la France est un pays qui est encore en guerre et qu'en ce moment même sans doute des soldats français participent à des manoeuvres ou même essuient des tirs dans les montagnes afghanes.
On peut penser ce que l'on veut de ces opérations en Asie centrale ou bien de la guerre en général, il n'empêche que je reste personnellement attaché au souvenir de ceux qui ont refusé la guerre et qui sont morts pour cette raison même, fusillés par leurs camarades.
Le groupe des verts a demandé en 2007 que le conseil de Paris rende un hommage officiel aux mutins de 1917. A cette occasion une scène du film de Kubrick, Les sentiers de la gloire, dans laquelle des soldats sont exécutés pour "manque de combativité devant l'ennemi" a largement été diffusée (cf. ci-dessus)
L'année dernière, également, les éditions La Découverte ont fait paraître un ouvrage qui a largement contribué à faire connaître l'histoire de ces mutins et les conditions de leur révolte et de sa répression :
Obéir, désobéir ; les mutineries de 1917 en perspective (Recheches) dirigé par André Loeiz et Nicolas Mariot
Sur l'héroïsme
Il est hors de question, comme l'ont fait certains, de considérer les mutins fusillés comme les vrais héros de la guerre 14-18 tandis que leurs camarades morts au combat ne seraient que de faux héros. La notion d'héroïsme est d'ailleurs faite pour les civils plutôt que pour les militaires qui risquent leur vie au combat. Pour un soldat, les témoignages que j'ai lus m'ont fait comprendre que la valeur principale des combattants à leurs propres yeux résidait dans l'aptitude à faire corps et à s'entre-aider dans toutes les situations. L'héroïsme guerrier, lié à la prouesse individuelle, à l'aresteia des Grecs est une valeur obsolète en un temps où la guerre se machinise et où l'on se met -pour reprendre l'expression de Louis Guilloux- à fabriquer des morts comme on fabrique des boulons.
Je suis aussi mal à l'aise avec la notion de "sacrifice" lorsqu'elle est rapportée aux "morts pour la France", car on pourrait aussi bien, sinon mieux, parler de gâchis. Une jeunesse sacrifiée de cette manière, c'est une jeunesse gâchée ; le sacrifice amnistie les criminels et parler de "don de leur vie" à propos des combattants, c'est protéger la mémoire odieuse des idéologues et des industriels qui sont les véritables fauteurs de guerre, toujours prompts à l'époque à louer "la mort des autres" (Guéhenno). Rayez Krupp et Schneider de la surface de la Terre, bayonnez Barrès : à qui d'autre la guerre peut-elle bien profiter ?
Ce qu'on pourrait malgré tout objecter aux défenseurs des mutins, c'est qu'en 1917, la mutinerie n'était pas toujours un choix. Le plus odieux dans l'affaire, c'est bien la justice expéditive qui attendait les prétendus rebelles dans les cours des petites écoles où naguère encore on enseignait la morale en usage par temps de paix.
Les fictions composées dans l'après-guerre montrent assez bien cela.
à propos des mutineries
Tout d'abord, il y a les soldats qui refusaient de "monter", parce qu'ils étaient épuisés, à bout.
Ensuite, il y a ceux qui refusaient de monter en terrain découvert sans l'armement adéquat (c'est un refus de ce genre qui a récemment opposé une unité de combattants hollandais envoyés en afghanistan à leur Etat-major)
D'autres soldats n'ayant pas reçu l'ordre de monter et n'ayant pu par conséquent obéir à cet ordre ont été convaincus de rebellion et ont été exécutés. l'édition du Ouest-France du 11 novembre fait le portrait de quatre soldats bretons et normands qui se sont trouvés dans ce cas.
Etaient également passés par les armes tous les éléments suspectés de bolchevisme comme ce russe dont Jean Giono raconte l'histoire dans Solitude de la pitié (Ivan Ivanovitch Kossiakoff)
Enfin parmi les récits d'exécution arbitraire, je n'oublierai jamais celui que j'ai lu dans un recueil de nouvelles de Louis Guilloux. Le récit est paru dans un journal entre 1921 et 1950 (malheureusement, l'éditeur du recueil de nouvelles dans lequel il est aujourd'hui publié, Vingt ans, ma belle âge, ne le précise pas). Ce récit s'intitule "douze balles montées en breloque" :
douze balles montées en breloque
Le Bihan est un paysan qui ne connaît que le breton et combat pendant la bataille de la Marne au début de la guerre. Lors d'une échauffourée, il est blessé à la main par une balle. Ne pouvant plus tirer, il s'adresse à son capitaine qui l'envoie à un poste de secours.
"Il se mit en route et après quelque temps arriva au poste où il montra sa blessure à un major, qui parut extrèmement intéressé. Le major lui posa diverses questions auxquelles Le Bihan ne répondit pas, ne les ayant pas comprises [...] Le major n'insista pas. D'une part, il n'avait pas de temps à perdre et d'autre part il avait ses idées arrêtées sur la discipline aux armées,et la manière de les faire observer. Il griffonna quelque chose sur un bout de papier qu'il remit à Le Bihan et donna l'ordre à un planton de le conduire plus loin encore à l'arrière, ce qui fut fait. Quant à panser la blessure de Le Bihan, il n'en avait même pas été question.
Le Bihan se laissa conduire où l'on voulut. Rien ne ressemble tant à un aveugle qu'un homme qui ignore la langue du pays où il se trouve. Mais le Bihan avait un guide et il était plein de confiance. Pourquoi pas ?
Or, aussitôt "remis aux autorités" et le billet du major déchiffré, le soldat Le Bihan fut conduit au poteau et fusillé. Accusation : blessure volontaire à la main droite."
La nouvelle se poursuit sur le conflit entre la mère de Le Bihan qui oeuvre pour réhabiliter son fils et lui faire décerner une médaille et son épouse Jeanne, qui considère au contraire comme une bassesse de revendiquer auprès de coupables l'honneur de son frère "comme si dans cette affaire, ce n'avait pas été les "autres" qui avaient perdu l'honneur !". On pourrait faire un parallèle aisé avec l'actualité : notre président précise que les soldats fusillés pour l'exemple ne se sont pas deshonorés (Ouest-France du 12 novembre) ; encore faudrait-il reconnaître qu'une grande partie des tribunaux qui les ont jugés, eux, se sont déshonorés et ont terni l'image de la République. Ce n'est pas tant la sentence de mort elle-même qui nous paraît scandaleuse, que le caractère expéditif de la procédure qui la précédait et l'arbitraire de ceux qui la prononçaient. Les relations des procès nous montrent que la plupart de ces accusés n'avaient que très peu de moyens de se faire entendre.
Revenons à la nouvelle de Louis Guilloux : la réhabilitation de son défunt mari, l'obtention de cette médaille posthume voulues par la mère, sont vécues par Jeanne comme une trahison à laquelle elle répond par une provocation au milieu d'un banquet où l'on célèbre le défunt "mort au champ d'honneur". Guilloux termine sa nouvelle en opposant l'amour que la mère portait au soldat Le Bihan et celui de son épouse : "elle laissait à sa mère à son faux amour, qui oublie, s'arrange et pardonne. Aimer, pour elle, cela voulait dire autre chose. Son amour n'était pas faux : c'était un amour fidèle, qui n'oublie rien, qui veille, au contraire, et sait se venger."
Puisse notre mémoire à l'égard des mutins fusillés de 14-18 être aussi vigilant et fidèle à la vérité que l'amour de Jeanne pour son mari fusillé.