1968-1982 : traité d'hantologie

Publié le par Damien

petit traité d'hantologie

Michel Deutsch (qui vient de mettre en scène une pièce sur la Bande à Baader) est l'inventeur de ce genre qui pourrait avoir bientôt du succès chez les bloggeurs : "le petit traité d'hantologie". Certes, il n'est pas académique d'élider une préposition avant un mot commençant par "h", mais entre l'ontologie et l'hantologie (et l'anthologie) il n'existe pas seulement cet évident rapport homophonique. Les images, les symboles, les personnalités qui nous hantent (ces activitistes des années 70 qui hantent l'oeuvre de Michel Deutsch) nous invitent à chercher le lien qui existe entre ces phantasmes et la réalité du passé d'où ils proviennent. 

une carcasse fumante

J'ai compris qu'en dehors de ma famille et de mon cercle d'amis existait une autre dimension du monde, une dimension historique et politique, quand, un soir du printemps 1982, au journal de vingt heures, j'ai vu dériver la caracasse fumante du HMS Sheffield qu'un missile argentin venait de frapper par tribord. La guerre n'était plus un spectacle que l'on trouvait dans les livres, mais l'occupation d'hommes réels, semblables à mon père, qui au lieu veiller à l'éducation de leurs enfants de six ans (j'avais cet âge) s'armaient de fusils pour aller s'entretuer.

L'hantologie est fait de discours que nous reconstruisons à posteriori sur des images qui nous ont frappés et nous ont laissé muets, conceptuellement désarmés. Ces images sont secondes : elles n'ont pas été vécues mais les médias en ont impressionné notre mémoire, comme s'il s'agissait d'une plaque sensible. Mon hantologie comporte encore (entre autres), la façade du Drakkar effondré (il ne s'agit plus d'un bateau mais de l'hôtel qui abritait jusqu'à son dynamitage en 1983 le QG des Forces françaises au Liban), le visage de Mitterand s'affichant sur tout l'écran du téléviseur un soir de mai 1988, l'explosion de la navette Challenger (1986),  le défilé inepte de Jean-Paul Goude pour le bicentenaire de la Révolution (défilé qu'à l'époque j'ai trouvé merveilleux), l'appartement de la famille Chamoun massacrée par les services secrets syriens (1990).

Hervé Leroux nous a donné un bon exemple de ce que pouvait être un film d'hantologie : le cinéaste est resté fasciné par un film de 8 minutes que des étudiants de l'IDHEC ont tourné en 1968, à Saint-Ouen, lors de la reprise des  usines Wonder après un mois de grève dure. Le fait marquant de cet exercice d'école est la protestation d'une ouvrière qui refuse de "remettre les pieds dans cette tôle". En hommage à cette femme, le cinéaste a réalisé trente ans plus tard un documentaire qui se présente comme une enquête sur les traces de cette femme, sur le destin des ouvriers de chez Wonder et  la disparition progressive de la classe ouvrière. 

Les images d'actualité reçues tout d'abord comme des faits divers révèlent seulement plus tard leur caractère historique, mais ce caractère inconsciemment anticipé et pressenti nous oblige à les garder en mémoire et à nous les remémorer périodiquement. De quelle époque les trois missiles qui ont touché trois navires de la flotte britannique en 1982 sonnaient-elles le glas ? Quelle nouvelle ère sur la scène mondiale inauguraient ces trois coups du pompier ?

Mon hantologie remonte donc à 1982. Cependant, pour me permettre de comprendre aujourd'hui cette époque, il me faut frayer plus en amont et me reporter aux années dont je n'ai pu être témoin et qui les précédaient immédiatement, les années 70.

Hantologie des Seventies

Il s'agit d'une pré-hantologie, puisque je n'ai pas reçu au moment où ils étaient émis les communiqués et les images de cette époque ; je remarque que les films qui reprennent ces images sont de plus en plus nombreux, comme si le cinéma voulait attester que décidémment le passé ne passait pas, que l'on ne pouvait espérer comprendre l'époque dans laquelle nous sommes qu'avec la connaissance de ce que nos parents avaient vécu entre 1968 et 1989.

Le "court vingtième siècle" se termine en 1989 avec le triomphe définitif du libéralisme économique et la ruine totale du modèle concurrent. Nous vivons depuis lors des temps accélérés dépourvus de choix profonds. Le mot de Margaret Thatcher ("there is no alternative") est devenu le dogme implicite de toute politique économique parvenue aux affaires. Si je trouve passionnante la période 1968-1989 , c'est parce qu'elle a manifesté nombre de tentatives de vivre autrement que de la manière dont nous vivons aujourd'hui. Mai 1968 était un mouvement anti-consumériste qui a vu ses anciens apôtres se reconvertir dans la société de spectacle (voyez Philippe Sollers) et dans la publicité (la publicité et la communication représentaient pour ces aventuriers finissants les ultimes terres d'aventure à la portée des hommes).

Depuis 1989, l'aventurisme a quitté le champ de la politique pour le meilleur et pour le pire ; pour le meilleur : nous ne sommes plus aussi naïfs devant les entreprises che guevaresques de certains chefs d'Etat qui veulent rétablir l'égalité dans leur pays en muselant l'opposition ; pour le pire : nous ne croyons plus que la politique nationale ou communautaire soit en mesure de freiner la financiarisation de l'économie et la sujetion du politique au mouvement des capitaux.

Pour mieux comprendre ce que furent ces années 70 et la différence profonde que leur récit entretient avec notre époque, je me sers du cinéma, car cet art offre une clé irremplaçable pour pénétrer l'esprit d'une décennie. Les historiens connaissent bien le pouvoir de cristallisation du cinéma. C'est cette capacité du 7ème art à synthétiser des crises et des problèmes sociaux qui m'a donné l'envie de commenter dans mes prochains articles des films tournés entre 1968 et 1982.

Le premier film dont je parlerai sera Solaris d'Andreï Tarkovski.

Publié dans cinéma

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