montagnes magiques

Publié le par Damien

"Et moi je ne fis qu'un bond d'enthousiasme

  J'vais voir si c'est ainsi !" (Céline, Voyage au bout de la nuit)


         J'ai déjà dit mon goût pour les cartes (en particulier hydrographiques). On fait plus d'un voyage sur les cartes marines, imaginant toutes les contraintes que l'on va rencontrer en chemin : un courant particulièrement fort dans une passe, un banc de sable mal signalé, une baie qui offre protection au cas où le baromètre chuterait rapidement, un chenal qu'il faudra prendre et des cardinales qu'il faudra reconnaître pour arriver à bon port, un seuil que l'on devra surveiller à telle ou telle heure de la marée...
les voyages que l'on fait après les avoir rêvés ne servent qu'à vérifier ces trajets imaginaires. Mais la tâche de vérifier est immense. Elle est aussi indispensable pour éprouver le monde avec l'intensité et la lucidité requises.

1. Le Moment mystérieux

Plus le monde est cartographié, et plus il multiplie les fractures entre le connu et l'inconnu. De ces fractures sourdent les sources de tout mystère véritable. Les merveilles ne sont nullement étonnantes dans un monde dont nous ne connaissons rien (par exemple, les abysses, ou les icebergs des mers australes pour ceux qui n'y sont jamais allés). "Le Mystère est tué par le plein mystère [...]Il n'y a point de mystère dans un monde homogène", écrivait au début du siècle Victor Segalen dans Imaginaires


Le poète bretois a également défini le Moment mystérieux comme l'instant où s'affrontent avec le plus d'intensité le connu et l'altérité radicale : "Ces deux mondes, -le banal et l'étonnant, le clair et l'obscur, le connu et l'inconnaissable, ne sont que l'avers et le revers frappés en même temps aux deux faces de l'existence, et qui, partout unis sur le pourtour de la médaille, enchaînés par la circonférence indéfinie qui les unit et les limite entrent incessamment en conflit. -et ce conflit fait l'objet de cette étude ; on le nommera : le Moment mystérieux." (Ilmaginaires)

La route, le voyage concret, physique et rocailleux est le moyen indépassable de faire advenir le Moment Mystérieux : ""de même par le mécanisme quotidien de la route : l'opposition sera flagrante entre ces deux mondes : celui que l'on pense et celui que l'on heurte, ce qu'on rêve et ce qu'on fait, ce que l'on désire et ce que l'on obtient." (Equipée)

2. Le sorcier derrière le Fast-food

   Le fantastique moderne (c'est à dire au sens todorovien du terme : hésitation sur le statut réel ou irréel à donner à l'événement mystérieux) niche en grande partie dans ces fissures du monde connu et familier.
La psychanalyse et le développement dans l'art du motif de l'inquiétante étrangeté des objets familiers ont contribué à répandre cette sensibilité au mystère de la vie quotidienne.
Sur le plan cinématographique, David Lynch en a donné de formidables exemples.
Je pense en particulier à cette fameuse scène de Mulholland Drive dans laquelle deux hommes discutent à l'intérieur d'un fast food du rêve que l'un d'eux a fait.
On passe en quelques champs et contre-champs d'un seuil de normalité absolue (deux hommes prennent leur déjeuner dans un Winkie's de Los Angeles avant de retourner au travail) à une tension intense au fur et à mesure que l'un des protagonistes dévoile son rêve.
Pourtant les termes qui lui servent à décrire ce phantasme sont absolument neutres, mais aussi très allusifs et s'accompagnent de multiples réticences, ce qui engendre l'angoisse : "there's a man in back of this place (Il y a un homme dans l'arrière-cours de cet endroit). He's the one who is doing this (c'est lui qui produit ce rêve). I can see his face, I can see him through the wall ; I hope I've never seen that face, ever, outside of a dream (Je peux voir son visage, je peux le voir à travers le mur. J'espère que je n'ai jamais vu ce visage, jamais en dehors d'un rêve). Les deux convives se lèvent. Cette fois les plans sur les deux hommes s'approchant du mur fatal alternent avec les classiques vues du mur en caméra subjective. Le personnage qui a eu ce rêve ne cherche plus à cacher son angoisse par des sourires crispés comme à l'intérieur du restaurant. Il passe devant un écriteau qui indique l'entrée du restaurant ; une manière pour le réalisateur de signifier qu'il prend le chemin inverse de celui qui nous ramène à l'aspect familier des choses ; lui se dirige au contraire vers les poubelles de notre monde où l'on essaie d'accumuler ce que la raison ne peut réduire. Il va se confronter à la vision d'horreur de son cauchemar. A la fin de la séquence, le spectateur ne sait pas si l'apparition était réelle. Le confident du personnage pris de malaise semble ne pas l'avoir vue, mais peut-être est-il trop occupé à donner les premiers secours pour laisser paraître qu'il a lui aussi aperçu la chose affreuse...

Voici la séquence (déconseillée aux personnes émotives) :

3. La combe magique (sur Passe-Montagne de Jean-François Stévenin)

Passe-montagne (de et avec Jean-François Stévenin, 1978) est une autre variation cinématographique autour du même thème, mais cette fois dans un registre moins fantastique, plus lyrique.
Le carton d'ouverture mentionne les bretelles permettant de quitter l'autoroute qui traverse le Jura. La vie de Georges (Jacques Villeret, architecte aux Ponts-et-chaussée) prend un tour inattendu du jour où il doit faire remorquer par Serge (Jean-François Stévenin, garagiste) son véhicule tombé en panne sur une aire d'autoroute.
Le montage met en valeur les plans où Serge entre et sort de l'autoroute : ces séquences évoquent le rapport que nous avons avec le monde familier et les trajectoires plus ou moins rectilignes de nos existences. Fort heureusement, la Simca de Georges est remorquée par la dépanneuse de Serge jusque dans un lieu perdu au milieu du Jura. Et dès lors commence une amitié entre les deux hommes fondée sur un secret partagé : Serge recherche une "combe magique" dont il a entendu parler et dans laquelle il compte poser le grand oiseau de bois qu'il s'est construit. Georges le suit, par monts et par vaux, dans cette quête d'un lieu introuvable. Au milieu de leur expédition, dans une taverne où de joyeux lurons enterrent la vie de garçon de l'un d'entre eux, Serge déplie une carte IGN dépareillée sur une table du bistrot et la contemple avec un oeil avide. Comme le fait remorquer le bloggeur de Planes, "La combe magique, c'est sans doute celle-ci : la pliure déchirée sur la carte de Serge, ouverture sur l'imaginaire."

4. La montagne volante de Christoph Ransmayr

Autre exploitation du même imaginaire cartographique, le dernier roman de Christoph Ransmayr, La montagne volante, est rédigée en vers libres (comme en hommage à la littérature tibétaine qui est la dernière à ignorer encore la prose romanesque - ou bien parce que les pics altiers de l'himalaya nous incitent à rechercher des formes plus lyriques (cf. les propos de Segalen au début de Thibet)

Liam, habitant seul une ferme recluse sur un îlot irlandais, conçoit des programmes géodésiques au moyen de calculatrices branchées sur Internet pour les vendre à des conservatoires et des musées européens. Il s'avise un jour qu'un sommet de l'himalaya dont il a trouvé la photo sur la Toile (photo prise d'avion par un pilote chinois pendant la colonisation du Tibet) n'est pas présente sur les cartes qu'il anime en 3D. C'est le début du mythe de la Montagne Volante. Liam et son frère partent en exploration dans l'Himalaya pour dénicher et escalader ce pic qui n'a de site nulle part.
Ce roman illustre très bien notre propos de départ : jamais les appareils dont nous nous servons pour mesurer et connaître la surface du monde n'épuiseront la soif de merveilles que nous pensons étancher au contact de la terre ; au contraire, plus les équations gagnent notre imaginaire, et plus cet imaginaire devient fertile :

"Peut-être que ce besoin
Est effectivement insatiable
Qui nous pousse à rechercher l'inconnu
Ce qui demeure vierge de traces et de noms
Jusque dans les territoires quadrilllés par la science, [...]

Les télescopes pilotés par ordinateur,
Dont Liam se servait pour ses observations astronomiques,
Me rappelaient parfois
Que les instruments de précision eux-mêmes
Nous permettent d'explorer des mondes
Qui n'existent peut-être nulle part ailleurs
Que dans notre tête.
"

Conclusion :

La racine carrée de 1 est 1 (évidence) ; mais c'est aussi -1 (chose remarquable)
Pour résoudre des problèmes réels, on a inventé des nombres fictifs que l'on appelle imaginaires (en particulier le nombre i dont le carré est égal à -1)
Les nombres imaginaires nous intéressent plus que les équations qu'ils servent à résoudre.
Les zones non encore hydrographiées n'existeraient pas sans le SHOM
Le mystère se nourrit de toutes les tentatives qui servent à l'abolir.
Le monde contemporain n'a jamais été mieux connu, ni plus mystérieux.






Publié dans cinéma

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