Bruno Ganz et la joie immédiate
Paul (Bruno Ganz) et Rosa (Teresa Madruga) dans une villa abandonnée
Jamais un acteur ne m'a fait rêver et penser autant que Bruno Ganz. Par ailleurs, je trouve beaucoup d'intérêt (en cette période marquée par une sorte de pensée anti-68) à découvrir les films d'Alain Tanner qu'on ne trouve plus nulle part, si ce n'est à la médiathèque de Rennes 2.
1. La dérive de Paul
Lorsque Paul, mécanicien sur un cargo quitte subitement son bâtiment dans le port de Lisbonne pour s'enfoncer dans les quartiers populaires de la cité, il n' a aucun plan en tête, sinon peut-être de prendre de "vraies" vacances, c'est-à-dire, des vacances sans organisation temporelle : telle est la signification du mot pour ce travailleur, subitement libéré de son "usine flottante". Comme il le dit lui-même dans une lettre qu'il envoie à sa femme, Paul boit à n'importe quelle heure, dort le jour, sort la nuit, suit ses inclinations du moment, se mêle à la foule grouillante des marchés de Lisbonne, dans laquelle il tente de commettre quelques larcins pour compenser celui dont il a été victime. Il se bagarre dans les troquets, est laissé pour mort par une gouape des Bas-quartiers un couteau enfoncé dans la poitrine, se relève et part à la recherche de la femme qu'il a rencontrée et dont il est tombé amoureux. Car Paul, dans cette ville, aime deux femmes, l'une, son épouse, dont des milliers de kilomètres le séparent mais avec laquelle il correspond à coeur ouvert (il ne lui cache rien des détails de son idylle lisboète), l'autre, Maria, une femme de chambre qu'il a rencontrée dans un hôtel où elle sert également les clients au comptoir. Avec cette dernière, il peut faire l'amour à loisir, l'emmener en promenade au bord de la mer, en faire une partenaire d'escapades nocturnes.
Paul est amoureux de deux femmes et cela le rend, pour reprendre une de ses expressions, "heureux et désespéré".
Finalement, son épouse restée seule en Suisse, ne supporte pas d'avoir à partager l'amour qu'il lui porte et l'enjoint de revenir en Suisse s'il veut éviter la rupture. Et dans le même temps, Maria, qui ne comprend pas ce que son amant cherche ou fuit, décide de disparaître pour mettre fin à une relation qui lui semble sans lendemain. Paul donc vend sa caméra avec laquelle il filmait ses promenades dans les rues de Lisbonne pour acheter le billet de train qui le ramènera auprès de son épouse.
2. Abolition du temps
Plutôt qu'une abolition du temps, je devrais parler d'une lente déprise. Dans la première séquence, Paul se trouve dans la salle des machines du cargo devant un tableau de bords chargés de cadrans, qu'il doit surveiller tout en actionnant des manettes dans un ordre précis. Tous ses gestes sont mesurés et exécutés avec une économie remarquable (notamment quand il soulève le capot du moteur). Mais dès qu'il est descendu de la passerelle, le mécanicien sourit et fait des grimaces devant sa caméra qu'il tient à bout de bras devant lui, la lentille retournée : Paul tente de rejoindre le temps de son enfance, peut-être même un temps antérieur au temps.
Contrairement à Peter Fonda dans Easy Rider, il ne jette pas tout de suite sa montre aux cactus, mais la vend quelques jours après son arrivée. Le premier bar dans lequel il descend arbore une horloge dont les aiguilles tournent dans le "mauvais" sens. La servante (Maria) explique que c'est le monde dont les aiguilles se trompent de sens. Séduit par l'explication et par le sourire qui l'accompagne, Paul réserve une chambre dans ce bar qui fait aussi hôtel. Dans cette chambre aux murs blancs crasseux, le marin habitué à ne "plus savoir quel jour on est", va s'employer à oublier également l'heure qu'il est. Pour cela il dispose de quelques instruments utiles : un harmonica, un radio-cassette, un bloc-note et sa caméra.
Dans Les ailes du désir, le personnage joué par Bruno Ganz suit exactement le chemin inverse : prisonnier en tant qu'ange d'un monde éternel et spirituel, Damiel va provoquer sa chute dans notre monde temporel et matériel. Son acte est motivé par la quête d'une liberté paradoxale : celle de participer à une vie dont le fait qu'elle soit limitée donne tout son prix aux rencontres qu'on y fait.
Dans la ville blanche est au contraire le récit d'un retour vers un paradis antérieur et atemporel, retour dont la figure emblématique est une espèce de salamandre appelée axolotl.
3. L'axolotl
Lorsque Maria lui demande qui il est, Paul répond que le capitaine de son cargo l'a un jour surnommé l'axolotl. Paul a cru qu'il le comparait à un arbre, mais son épouse lui a appris qu'il s'agissait en fait d'une larve, batracien vivant dans les lacs d'altitude au Mexique, doué de deux facultés qui l'ont rendu célèbre dans le monde des zoologues.
-L'axolotl (ambystoma mexicanum) peut demeurer à l'état larvaire tout en ayant un comportement d'adulte
-Il peut reconstituer l'un de ses membres disparu (un oeil par exemple ou une partie du cerveau).
Par ailleurs, l'axolotl est aussi le titre d'une nouvelle de Julio Cortazar (parue dans les Armes Secrètes) dans laquelle ce batracien est décrit comme un animal dont la volonté est "d'abolir le temps et l'espace par une immobilité pleine d'indifférence". Le narrateur de la nouvelle ajoute que lorsqu'il observait les axolotl, ceux-ci lui semblaient "épier un lointain royaume déchu, un temps de liberté, où le monde avait appartenu aux axolotls" Ces mots de Cortazar sont cités dans le scénario du film.
Pour des compléments d'information sur la nouvelle, je renvois le lecteur de ce billet à celui que François Bon a consacré sur son site à la théorie d'Agamben inspirée de Cortazar sur l'homme axolotl en décembre 2006.
La caractéristique de l'axolotl qu'illustre le plus le protagoniste de Dans la ville blanche est sa "néoténie", c'est-à-dire, cette permanence de l'état larvaire (ou juvénile) à l'âge adulte.
Ainsi, en dépit de l'intelligence de Paul, de la distinction innée que l'acteur Ganz lui prête, ce personnage manifeste à maintes reprises une joie enfantine et une naïveté étrange.
Certaines maladresses de Paul paraissent étonnantes, comme le fait de mêler dans les lettres qu'il envoie à sa femme réflexions poétiques et blagues sur l'anatomie féminine. Paul écrit à sa femme, comme il s' écrirait à lui-même pour consigner ses pensées fugaces.
Paul fait des grimaces devant sa propre caméra, il swingue tout seul dans une chambre d'hôtel, il donne des coups de pied tantôt vers un pigeon tantôt dans une canette comme le ferait n'importe quel gavroche, il lui suffit d'entrer dans un bar où l'on retransmet un match de foot pour se passionner au jeu, acclamer le talent d'un footballeur et prendre à témoin les supporters présents de l'infamie de l'arbitre dans une langue qu'ils ne peuvent pas comprendre.
La naïveté désarmante (et surtout désarmée) avec laquelle Paul demande à un voleur de lui rendre son argent complète le tableau d'un homme qui n'est pas entièrement sorti de l'enfance.
Dans ce film, comme dans Les Ailes du Désir, Bruno Ganz incarne un visage de l'enfance, celle qui dure en chaque homme et que chaque homme s'évertue à tenir cachée.
Pour reprendre un concept sur lequel Tanner a fondé une partie de sa réflexion critique post-soixante huitarde, la normalisation (cf. Le milieu du Monde) ne pourra jamais toucher Paul, parce que celui-ci n'est pas et ne sera jamais un adulte
Cette exaltation qui n'est motivée par aucun événement en particulier mais irradie pour un rien le visage de Bruno Ganz déambulant dans les rues de Lisbonne, ce sourire imbécile et pourtant si sage, cette joie immédiate est le grand secret de Ganz, l'acteur-axolotl, en même temps que l'aspect le plus intéressant de ce film de Tanner.