a propos des lendemains

Publié le par Damien

1910.

 

 

 

 

 

 

Jamais peut-être l’Europe n’a été si sûre d’elle et si satisfaite de son sort, si confiante en son destin que cette année-là. Si l’on attendait trois années encore pour être heureux, des bruits de bottes commençaient à vous empêcher de dormir. On exploitait sans vergogne l’Asie, l’Afrique et le continent des îles pour en extraire l’or, le cobalt, le pétrole et les bois précieux que recèlent leurs forêts, tout cela avec la bonne conscience de l’émissaire qui propage la civilisation parmi les peuples attardés. L’Afrique du Sud, ouvrait ses fosses où brillaient ses diamants, les huîtres d’Indonésie dévoilaient leurs perles. Le capitalisme ne s’était jamais si bien porté depuis que d’autres industries minières avaient pris le relais des chercheurs d’or de Sacramento et de San Francisco. Il semblait logique que l’argent continuât à s’auto-engendrer sans fin pour rendre les riches toujours plus riches, et laisser les pauvres aux bons soins des ligues de tempérance et autres armées du salut. Une vingtaine d’années plus tôt, Nietszche avait montré l’absurdité de faire de la masse prolétaire une sujet politique : que gagne t-on à parler de question ouvrière ? Quand on veut des esclaves, on n’en fait pas une question. Mais ce début de siècle était hypocrite, comme la suite n’allait pas tarder à le prouver.

C’est d’ailleurs sous cet aspect faux que Stefan Zweig, dans le Monde d’hier (1939) nous dépeint cet « âge d’or de la sécurité », dans lequel il semblait qu’un esprit intelligent pouvait se prémunir avec des polices d’assurance contre toutes les calamités qui menacent le vivant. On parlait juste assez de sexe aux jeunes gens pour les mettre en garde contre la syphilis. Dans les faubourgs d’Oslo (qui s’appelait alors Christiana), la prostitution était organisée par la police à l’usage de la bourgeoisie, afin que les maris puissent passer leurs humeurs lutines sur les filles du peuple sans mettre en péril l’institution divine du mariage. La mode était d’ailleurs autant à l’hygiène corporelle qu’à l’hygiène sociale ; les sociétés de gymnastique essaimaient dans toute l’Europe. La France brillait au fleuret et à la raquette. Pierre de Coubertin pensait catharciser les esprits belliqueux des Européens dans de grands shows athlétiques.    

Grâce aux vaccins de Pasteur, on voyait disparaître de France des maladies qui avaient prélevé pendant les âges précédents des dîmes extraordinaires, aussi bien dans les villes que dans les campagnes. La lèpre, ni la peste, ces deux fléaux de Dieu n’avaient plus eu cours chez nous depuis 1729. La diphtérie qui décima les armées de Napoléon en Russie et la dysenterie qui épuisa celles de son neveu en Crimée étaient désormais interdites de séjour. La rage reculait, comme la gale, chez les troupeaux canins, bovins et humains. La tuberculose était vaincue et la Dame aux camélias n’avait plus de raisons de mourir, ni le vase où meurt une verveine de se briser. La science progressait sans cesse, sauf dans les cas où elle pouvait rendre suspect cet être merveilleux qu’était l’homme d’avant 1914. Heureusement pour la Belle Epoque, elle ne connaissait pas encore les travaux de Freud. Toute maladie mentale provenait d’une lésion et jamais d’une métaphore ; l’hypothèse de Darwin était un sujet de conversation, mais pas vraiment un sujet de dispute. A l’école –qui continuait d’ignorer la pédagogie-, des dons de livres couronnaient les dissertations bien ficelées. Jules Verne et Victor Hugo nourrissaient l’imagination enfantine de sujets de peur et d’admiration. Sujets d’admiration : le travail acharné et l’invention de Gilliat qui parvient à sauver le moteur d’un vapeur encastré dans un récif battu par les vagues ; la perspicacité du professeur Astyanax qui observant par le hublot du Nautilus les mystères des fosses sous-marines que la misanthropie d’un homme génial ont soudain mis à sa portée. Sujets de peur : le kraken tentant d’aspirer l’énergie vitale de Gilliat par les suçoirs de  ses tentacules, « complication d’horreur et de dégoût », le calmar géant qui après avoir mis en danger le Nautilus emporte un marin de Nemo vers des abîmes que n’éclairent ni la lumière du soleil ni celles du dictionnaire des animaux marins. Le siècle ne doute pas qu’il viendra à bout de ces monstres que la marée du temps rejette sur ses rives. Les peurs médiévales qui fouettent l’esprit des hommes seront avant longtemps sectionnées par le scalpel où le laser ; pas de danger qu’elles repoussent. Ce début de siècle ne voyait dans le personnage de Jules Verne qu’un malheureux psychopathe, amputé de la tendresse humaine et refusait de voir qu’à mesure que le livre de Victor Hugo s’achève, dans les dernières lignes, Gilliat, désabusé, boit volontairement la dernière tasse.

Comment, dans ce « bien-être du siècle » ambiant, pouvait-on se garder d’être optimiste quant aux chose à venir ?

 

 

 

Le sentiment du futur

 

 

 

 

 

 

Daniel Mermet, dans son émission datée du jeudi 22 février 2007 (Là-bas si j’y suis) fait remonter à l’année 1968 l’inversion du sentiment des citoyens à l’égard du futur. Avant 1968, l’idéologie du progrès règne encore dans des propos de plus en plus convenus. Après 1968, ce sentiment tourne à la défiance. Nous sommes à la fin des trente glorieuses, le chômage commence à pointer le bout de son nez ; on le dit d’abord conjoncturel mais au fil des années, il s’incruste. Le remembrement a dévasté les campagnes, ces dernières se vident, on pressent que des cosmonautes russes ou américains iront bientôt sur la lune, mais comme dit Malraux « à quoi sert de pouvoir aller sur la lune, si c’est pour s’y suicider ». La guerre du Viet-nâm s’étire. Une révolte libère soudain les énergies contenues en jets de pierre, de mots et de pensées qui fusent ; parfois elle prend la forme paradoxale du refus de travailler. Mais quelle perspective nous laisse t-on en 1968, comme en témoigne la littérature de l’époque, sinon de lutter contre les forces dominantes de l’argent ou contre son penchant à en user pour acheter les grille-pains, les sèche-cheveux et le portail électrique du frère de Monsieur Hulot. L'avenir semblait au mieux un combat contre les puissances dominantes de l'argent et l'exploitation de l'homme par l'homme, au pire une défaite tranquille et un endormissement dans le paradis de la consommation. 

 

 

 

Aujourd’hui, (vendredi) 23 février 2006.

 

 

 

 

 

 

Le polype géant de Jules Vernes a été pêché et mis à jour par un équipage d’Indonésiens. Il mesure 10 mètres et pèse 450 kg. Les journalistes européens répètent à l’envie ce petit bout de dépêche : « largeur des tentacules = roues de tracteurs ». La comparaison va de soi : des tracteurs en tout genre labourent sans répit la terre pour trouver de quoi supporter notre consommation. Pendant que le kraken inutile demeure tapi dans sa grotte marine, des tracteurs verticaux forent les puits de la mer Caspienne ou de la mer du Nord. Des tracteurs volants apportent main d’œuvre et matériel. Des tracteurs tentaculaires acheminent cette manne vers les ports. De là partent des tracteurs flottants en direction des pays les plus avancés. Certains se perdent en cours de route et inondent la faune et la flore des littoraux avec leur précieuse cargaison.

Je songe à la chose suivante : l’œil humain, ou son équivalent technique, a scruté tous les bas-fonds (les fosses marines dans le Pacifique – la chaleur du noyau terrestre – le complexe d’Oedipe chez le tueur en série), les petits fonds (le nanomètre dans la fleur – l’infra rouge et l’ultra-violet - les fréquences inaudibles) et les hauts-fonds (L’Everest – la lune – Proxima du Centaure). Bien que la science dans le domaine des limites soit toujours à parfaire, car les limites sont toujours dépassables, c’est néanmoins la production d’énergie (et la flexibilité des matériaux) qui canalise de plus en plus les efforts des hommes de sciences : EPR- énergies renouvelables- nanotechnologies, etc.

 

 

 

Eloge de l’énergie vagabonde : parution du dernier livre de Sylvain Tesson

 

 

 

 

 

 

Dans son dernier livre, Eloge de l’énergie vagabonde, Sylvain Tesson nous place devant le choix suivant :

-ou bien le développement durable qui parce qu’il veut préserver notre train de vie ne fera que reculer de quelques décennies la catastrophe fatale (l’auteur compare la société du développement durable avec celle du Titanic : imposer la durabilité dans ces conditions, c’est comme demander à l’orchestre de jouer un peu moins fort et au capitaine de foncer un peu moins vite sur l’iceberg)

-ou bien la décroissance (cela revient à faire avec une chignole des trous dans la coque du Titanic alors qu’il est encore au port)

La décroissance peut en tenter plus d’un mais risque d’avoir des effets délétères sur la recherche et les industries pharmaceutiques dont nous ne devons pas nous passer en aucun cas.

Eloge de l’énergie vagabonde est aussi un éloge paradoxal de la technique. La technique en effet n’est pas une pieuvre qui s’immiscerait partout en dépit de nos volontés. Elle nous échappe en effet, mais parce que notre volonté à lui indiquer des cibles s’avère déficiente. La technique est « créatrice de chemins », comme dit Platon. Nous ne savons pas encore où ces chemins nous mènent et nous pressentons que dans bien des cas nous nous enfonçons dans des impasses. Notre civilisation faustienne  est incapable d’assigner actuellement à la technique des fins dignes de notre humanité.

Sylvain Tesson attaque en outre nos discours écologiques souvent en désaccord avec nos actes (j’écris ces lignes sur un ordinateur dont la fabrication nécessite le montage de milliers de composants). Il est vrai que ses voyages ne lui coûtent que de l’énergie musculaire. Mais son choix de vie ne peut être le choix de tous. Sylvain Tesson ne nous propose qu’une éthique, quand (à trois mois des présidentielles) nous nous posons la question d’un programme politique.

L’Europe peut-elle organiser un programme de décroissance mesurée avant que les fosses n’expirent leurs derniers relents de pétrole ? avant que le niveau des océans ait commencé à s’élever au point de créer des déplacements massifs de peuples dans les régions basses du globe ? avant que le réchauffement climatique de la planète ait travesti le Sahel en Sahara ? avant que le Gulf Stream ait cessé de réchauffer nos côtes ?

Ce programme peut-il être appliqué dans un contexte de concurrence acharnée sur le court terme ?

Bien sûr les premiers seront les derniers une fois que les robinets seront à sec. Mais en attendant, quel avenir pour les travailleurs dans un contexte de décroissance et comment re-localiser l’économie ?

Tout effort commun en matière d’économie d’énergie doit certes reposer sur une éthique individuelle, mais nous ne ferons pas l’économie d’un programme politique concerté avec les autres puissances. Quelles peuvent en être les principales lignes et les moyens d’application ?

 

 

 

Il faut déployer des trésors d’imagination aujourd’hui pour se dire que nos lendemains seront plus beaux et en tout cas plus supportables que nos aujourd’hui.

Publié dans philosophie

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