A la santé de Charon
Au pub O'Kenny de Saint Brieuc, on boit à tous les matelots et en particulier à celui qui nous fera traverser le dernier fleuve :
A l’autre fois au bateau percutant ses amarres
Contre un quai souvenir arraché par la brume
D’un halo d’alcool fort à l’instant qui t’effare
Bois souviens-toi écris si tu peux tout s’enfume
Les quinquets sont noircis et ta mémoire ternie
S’acoquine au noir de la lie Lève ton verre
A l’autre fois, hier et demain sont unis
La barque ? elle t’attend et son maître est sévère
Cette barque attendra que nous soyons bien vieux ; il y en a tant de ferries qui nous attendent d'ici là : embarquement pour les îles fortunées, pour les îles bienheureuses, pour l'île mystérieuse de Jules Vernes, pour Hispagnola, pour les îles des Hespérides, pour Ithaque, pour l'île de Saint Brendan, sans compter des milliers d'allers-retours à Cythère.
D'après Julien, les valises pleines de dollars, les pensées orgueilleuses des intellectuels, la raison d'Etat, tout ce que nous possédons, les médailles des fonctionnaires méritants, les médailles gagnées sur le champ d'honneur, les bons points distribués à l'école puis au bureau, l'entreprise et ses milliers de bras, l'Eglise et ses milliers de bouches, l'audience et ses millions d'oreilles, les sourires politiques de nos dirigeants, le strass et même la légereté des paillettes, toutes ces choses font monter la ligne de flottaison au dessus du bord.
Voici un (vrai) poète qui sait se garder léger en attendant que le jour vienne :
Tant d'années
Et vraiment si maigre savoir
Coeur si défaillant ?
Pas la plus fruste obole dont payer
le passeur s'il approche ?
-J'ai fait provision d'herbe et d'eau rapide
Je me suis gardé léger
Pour que la barque enfonce moins.
C'est Philippe Jaccottet qui parle, en 1983. Le poète est chose légère.