Sourires et larmes dans deux films de Bellocchio

Publié le par Damien

Bellocchio est non seulement un excellent scénariste (l'intrigue du Sourire de ma mère est digne d'un roman de Sciascia), mais ses films manifestent un sens aigu du montage et une excellente direction d'acteurs, comme je vais essayer de le montrer à travers deux

1. "Le sourire de ma mère" : sourire d'abandon ou sourire sarcastique ?


Comme son titre l'indique, Le sourire de ma mère, développe une intrigue centré sur le motif du sourire ; en l'occurrence il s'agit du sourire d'une disparue. Pour une fraction de l'église romaine qui veut faire canoniser cette femme, ce sourire est celui d'une sainte, martyrisée par son fils, qui dans un accès de démence l'a poignardée alors qu'elle le suppliait de ne plus blasphémer
Le deuxième fils de cette femme simple, un peintre libre-penseur et anti-conformiste se bat contre son entourage qui le presse de témoigner à la Curie en faveur de sa mère. Lui sait pourtant que le sourire de la défunte qui a laissé un si vif souvenir chez ceux qui l'ont connue n'est pas celui d'une sainte, c'est l'expression désarmante d'une femme qui a renoncé une fois pour toute à vivre sa propre vie, c'est un sourire de résignation.
Ce qui le met hors de lui, c'est qu'il ne peut s'empêcher d'arborer ce sourire dans des situations très diverses. Pourtant -quelque soient les circonstances, ce même sourire lui attire l'hostilité et la méfiance
autant qu'il aidait a contrario sa mère à transiger avec le monde et avec son entourage (sauf avec ses enfants qui lui reprochaient sa faiblesse). Au moins quatre personnes dans le film le toisent avec suspicion en lui demandant : "ridete ?" (vous riez ?). L'un d'eux, un aristocrate monomaniaque du pouvoir, va même jusqu'à le provoquer en duel pour cette raison, L'inversion de la signification de ce sourire angélique donne sa cohérence au film de Bellocchio qui attaque le conformisme religieux et hypocrite de l'Italie de Jean-Paul II.

2. Moro obervé par ses geôliers






Ce film de Bellocchio a suivi de peu Le sourire de ma mère. Dans le premier, un personnage (Ettore, le frêre du peintre) illustrait le passage d'une église à l'autre, du dogme marxiste-léniniste au dogme catholique. Ettore désire obtenir la canonisation de sa mère pour rédimer sa vie gâchée par la politique et le terrorisme dans lequel il a pris une part active.

Le film de Bellocchio sur Moro, énigmatiquement intitulé Buongiorno notte d'après une réminiscence d'Emily Dickinson, raconte l'histoire de cette génération à un stade antérieur : celui de l'activisme politique au service d'un illusoire soulèvement du prolétariat. Les ravisseurs de Moro attendaient que les masses se soulèvent à l'annonce du rapt du leader de la démocratie chrétienne ; il n'en fut rien. Dans une scène onirique (les films de Bellocchio en sont prodigues) les ravisseurs psalmodient devant la télé leur credo marxiste sur un ton liturgique, comme si cela pouvait susciter l'insurrection qu'ils attendent de leur voeux.

On a accusé Bellocchio d'avoir présenté Moro sous un jour trop sympathique. De fait, si l'on compare l'interrogatoire mis en scène par Costa-Gavras dans Etat de siège (où Montand joue le rôle du séquestré) et celui que les Brigadistes de Buongiorno Notte organisent pour Moro, dans le premier, le prisonnier donne l'apparence d'un technicien sans grand scrupule, tandis que dans le second, Moro ressemble davantage à un père de famille qu'on a soustrait à l'amour des siens qu'à un chef politique.
Toutefois Bellocchio a voulu que les brigadistes ne soient pas considérés par le spectateur uniquement comme des bourreaux. Ils sont eux-mêmes victimes du ressort qu'ils ont bandé, contraints de renoncer à l'échange de prisonniers politiques qu'ils imaginaient, stupéfaits devant l'apathie du "prolétariat", piégés par la lâcheté et l'hypocrisie de la classe politique italienne. Par ailleurs, la seule femme du groupe (Maya Sansa jouant le rôle de Anna Laura Braghetti, qui a gardé Moro pendant sa captivité et a écrit plus tard le récit de ces événements) est de plus en plus sujette au doute sur le bien fondé de l'opération. Le doute culmine dans une scène mémorable où Maya Sansa lit une lettre de Moro à son épouse. La voix off de Moro lisant cette lettre se fond dans celle d'un jeune résistant lisant la dernière lettre qu'il enverra à ses parents avant son exécution. Un montage d'images d'archives où l'ont voit des résistants mitraillés ou noyés par les nazis apporte le complément visuel de cette superpositions orchestrée sur la bande son avec un fond de musique contemporaine (l'album Dark Side of the moon des Pink Floyd est sorti un an avant le meurtre de Moro, l'extrait de Wish you were here -qui accompagne l'évasion rêvée de Moro- date de 1975, soit l'année suivante. Bellocchio justifiera le choix de cette musique en disant qu'elle suggère à la fois la révolte et le désespoir qui animait cette génération meurtrie par les Années de plomb)

Des larmes surgissent sur le visage effaré de la terroriste qui se retrouve acculée par sa conscience contre le mur de sa chambre (comme Moro est acculé lui-même au drapeau des brigades rouges). Moro est regardé par le trou de la serrure, pourtant, son visage angoissé, comme celui de la terroriste, est filmé intégralement, tandis que ceux des terroristes, enferrés dans leur idéologie mortifère, ne le sont que partiellement (le judas par lequel ils observent leur victime projette un halo de lumière restreint qui n'éclaire que leurs regards froids ou tendus). La réduction du visage aux yeux, sans être aussi violente, rappelle les gros plans de Sergio Leone sur les manducations des bourgeois repus dans la première séquence d'Il était une fois dans l'ouest
Peu de scènes comme celles-ci illustrent la thèse de Lévinas selon laquelle, l'interdiction de tuer, au fondement de la morale, est inscrite sur le visage de chaque homme. Il revient à Bellocchio, peintre de visages en mouvements (et de visages émus) d'avoir su donner à cet interdit premier son évidence première.

Publié dans cinéma

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