Le septième jour, Il inventa le shopping
Le shopping est devenue l'activité qui caractérise le mieux la normalité, au point que le maire de New-York, Rudolf Giuliani, conseilla le 12 septembre 2001 aux New-Yorkais traumatisés par la chute des tours jumelles et la perte de 3000 concitoyens, non pas d'aller déstresser à la campagne, mais de prendre un jour de congé pour aller faire du shopping :
"Take a day off, go shopping"
D'une certaine manière, Günter Anders avait déjà essayé de définir la normalité du shopping en identifiant cette activité à un second métier non rémunéré, qu'en tant que citoyens aliénés, nous accepterions docilement, convaincus qu'il s'agit d'un loisir peu coûteux (en effet, il nous permet de "faire des affaires") :
"tout le monde est d'une certaine manière occupé et employé comme travailleur à domicile. Un travailleur à domicile d'un genre pourtant très particulier. Car c'est en consommant la marchandise de masse, -c'est à dire grâce à ses loisirs- qu'il accomplit sa tâche, qui consiste à se transformer lui-même en homme de masse." (L'obscolescence de l'homme ; encyclopédie des nuisances, 1956. p121)
Je dénigre suffisamment moi-même le shopping, et pourtant il faut me voir passer des heures dans les librairies du centre de Rennes...Néanmoins, je suis toujours content quand je tombe sur des passages comme celui-là.
J'admets toutefois que condamner le shopping, auquel tout le monde peu ou prou s'adonne avec plus ou moins de régulatité, ne nous permet pas de comprendre ce qu'il est.
Dans son dernier ouvrage, Point of Purchase, Sharon Zukin, professeur de sociologie au Brooklin College, manifeste au contraire l'ambition d'analyser les ressorts sociologiques qui sous-tendent cette acte qui tend à se confondre avec la banalité des jours :
"I don't accept the idea we are shopaholics, or even that the main purpose of shopping -despite the impact of consumption on our economy- is to buy more things. Neither am I overly impressed by the impact of advertising, despite the way it creeps into our consciousness and surrounds us with things to buy. No I am fascinated by the everyday normalcy of shopping -the way it has taken over the way we think about getting everything we need to survive." (Point of Purchase : how shopping changed american culture ; routledge, 2008. p8)
"Je n'accepte pas l'idée que nous serions drogués au shopping, ni même que le but principal du shopping -en dépit de l'effet de la consommation sur notre économie- est d'acheter toujours plsu d'objets. Pas plus que je me laisse impressionné outre mesure par l'impact de la publicité, malgré sa façon de s'insinuer dans nos consciences et de nous encercler de produits à acheter. Non, je suis fascinée par la normalité quotidienne du shopping -la façon dont il a rendu caduque l'idée que nous serions en quête de choses nécessaires à notre survie. (c'est moi qui traduis, l'ouvrage de Zukin n'étant pas encore disponible en français)
J'ose une hypothèse : et si le shopping était devenue la forme prédominante (sinon la seule encore pratiquée) de cette activité humaine qui consiste à fixer des valeurs. En effet, la valeur d'une chose, d'une opinion, d'un homme, ne se détermine que dans le conflit permanent que nous laissons s'entretenir entre l'idéale mais obscure forme de notre désir et les produits que la réalité (ou le marché) nous dispense.
Nous allons au magasin, non pour nous encombrer d'objets, mais pour décider de ce qu'est une bonne affaire et a contrario de ce qui coûte trop cher ou n'a pas le bon rapport qualité/prix. Nous sommes amenés de même à faire notre marché, parmi les idées en vogue, les sorties "tendance" ou les politiques people. Le rapport vrai/faux capitule devant l'antagonisme "bon marché/ produit coûteux". Un homme politique bon marché est celui qui prône une politique qui ne s'éloigne pas trop de nos sentiments personnels, et au lieu de chercher à savoir quels sont ces sentiments qui nous animent, de les partager, de n'avoir de cesse de les faire approuver par d'autres plus critiques sur soi-même que soi-même, nous allons voter pour l'homme politique "bon/marché". Le marché nous donne la liberté d'évaluer, non celle de créer. Ou bien, si nous créons, c'est collectivement -et de façon inconsciente- de nouvelles valeurs marchandes à l'exclusion d'autres types de valeurs (éthiques, esthétiques, politiques).
Dieu créa la terre en sept jours et se reposa le septième. Le marché qui crée -avec notre complicité collective- incessamment de nouvelles valeurs ne supporte quasiment plus aucune relâche. Avec l'ouverture des magasins le dimanche qui se profile, les derniers rapports sociaux qui restent relativement indépendants de la sphère marchande, le sport amateur, le culte religieux, les promenades dominicales, les repas familiaux, tout cela risque de disparaître ou bien de se convertir en produits de consommation.
L'homme du XXIème siècle ne connaîtra plus de répit dans l'exercice de ses trois fonctions : la production de biens, la création de valeurs marchandes et la consommation effrénée des biens produits.
La victoire de l'homo consumens signe la mort définitive du loisir et des vertus créatives qui lui sont associées.