Restons marins : trois contes sur le futur

Publié le par Damien

photo Diego

Le point au 19 avril :


Tempête à 80 noeuds sur les marchés boursiers,
115 $ le brut
30 000 Fr. CFA le sac de riz au Mali
52 morts dans un attentat à la voiture piégée en Irak


Le conte du promoteur


Un homme veut abriter sa famille qui se trouve à la rue. Par chance, il trouve sur son chemin des pierres et des hommes plus pauvres que lui qui acceptent de l'aider à construire sa maison pour manger. Le premier étage est contruit, la famille est abritée. L'homme se dit qu'ils seront tous mieux quand il aura construit un deuxième étage pour y héberger des locataires, ses maçons. Rapidement un deuxième étage et un troisième étage sont érigés. Avec les premiers loyers, l'homme construit un quatrième puis un cinquième étage. L'homme alors trouve sur son chemin un banquier et un promoteur qui trouvent son projet intéressant. L'homme ne savait pas qu'il avait un projet, mais puisqu'on lui donne de l'argent pour le réaliser, il veut bien accepter la brillante intuition qu'on lui prête. Au dessus, des cinq étages existants, il fait construire,  sept étages pour héberger des grandes surfaces, puis dix étages où viennent se loger des centres de remise en forme, enfin douze étages occupés par des centres d'affaire. Alors il se produit le même miracle que lors de l'érection de la tour de Babel : entre les maçons qui construisent ces douze étages et les hommes d'affaire qui s'y installent au fur et à mesure, il n'y a plus de compréhension possible ; les idiomes sont mélangés. Les uns parlent de flexibilité, de compression, de restructuration, les autres de pain, de carte de séjour, de sécurité sociale.

Un jour, l'homme qui avait construit de ses mains avec l'aide de compagnons d'infortune le premier étage pour abriter sa famille, décide de construire vingt étages entièrement vides, pour dépasser la tour que l'on construit dans la métropole la plus proche, désir qui lui est venu en regardant le journal télévisé. Au moment où les maçons posent la dernière pierre à la construction, on entend un bruit énorme ; est-ce un avion chargé de fanatiques et de victimes qui s'est écrasé contre une des parois, est-ce la tour elle-même qui devenue trop haute et trop lourde et qui menaçait ruine sans qu'aucun architecte n'ait eu le courage de le dire au patron...en tout cas, tout s'effondre sur tous en une seconde, et il ne reste plus rien des habitants de l'immeuble gigantesque, plus rien du grand constructeur et pas un centimètre carré de son épouse et de toute la chair qu'il chérissait.

La caverne de Platon


La Caverne, de José Saramago, paru en France en 2003, reprend des motifs proches et nous livre une méditation sur l'extension des Non-lieux que sont les zones commerciales dans l'urbanisme et dans la vie affective de chacun :

Le vieux potier Cypriano Algor se résigne difficilement à aller vivre au gigantesque centre commercial qu'est devenue la ville près de laquelle il habite. Son fils Marçal, vigile au Centre commence à s'intéresser à des fouilles qui ont lieu au sous-sol du tentaculaire centre commercial. On a découvert là, une étrange caverne qui ne ressemble à aucune autre, à ce qu'on dit ; ses collègues en surveillent l'entrée avec des armes et ne laissent passer que des architectes subventionnés par le Centre.
Après avoir emménagé au Centre, Cypriano va de surprise en surprise et ses pires appréhensions se confirment. La belle-fille de Cypriano, qui partage les doutes de son beau-père copie un jour les prophéties du Centre sur une feuille de papier et les lit à Cypriano et à Marçal :
"Un Vivez l'audace de rêver Deux Devenez opérationnel Trois Les mers du Sud à portée sans que vous ayez à sortir de chez vous Quatre Ce n'est pas votre dernière chance, mais c'est la meilleure Cinq Nous pensons constamment à vous, il est temps que vous pensiez à nous Six Amenez vos amis à condition qu'ils achètent Sept Avec nous, vous n'aurez jamais envie d'être différent Huit  Vous êtes notre meilleur client, mais ne le dites pas à votre voisin..."
 Un jour, Cypriano et sa famille réalisent qu'ils ne pourront pas continuer de vivre au Centre plus longtemps et décident de le quitter après quelques mois de séjour. Sur le point de monter dans le fourgon qui doit le ramener chez lui, Cypriano s'aperçoit qu'on a déployé d'immenses affiches sur la façade du Centre, affichent qui proclament : OUVERTURE PROCHAINE AU PUBLIC DE LA CAVERNE DE PLATON, ATTRACTION EXCLUSIVE, UNIQUE AU MONDE, N'ATTENDEZ PAS, ACHETEZ VOS BILLETS.

Le beau voilier


Enfin, voici une autre parabole que le navigateur Bernard Moitessier a placée à la fin de son récit de voyage, La longue route (1986) :

"Au départ, il s'agissait d'un long voyage d'exploration. Ces hommes voulaient savoir d'où ils venaient, où ils allaient. Mais ils ont complètement oublié pourquoi ils sont sur ce bateau. Alors, peu à peu ils ont engraissé, ils sont devenus des passagers exigeants, la vie de la mer et du bateau ne les intéresse plus. Ce qui les intéresse, c'est leur petit confort. Ils ont accepté de devenir médiocres et lorsqu'ils disent "c'est la vie", ils acceptent de se résigner à la veulerie. Le capitaine s'est résigné, lui aussi, parce qu'il a peur d'indisposer ses passagers en virant de bord pour éviter les récifs inconnus qu'il perçoit au fond de son instinct. [...] Sur le voilier, bon nombre d'hommes sont restés des marins. Ceux-là ne portent pas de gants pour mieux sentir la vie des cordages et des voiles, ils marchent pieds nus et conservent le contact avec leur bateau, si beau, si haut, dont les mâts arrivent jusqu'au ciel tout là-haut. Ils parlent peu, observent le temps, lisent dans les étoiles et dans le vol des mouettes, reconnaissent les signes que leur font les dauphins. Et ils savent que leur Beau Voilier court à la catastrophe.
Mais ils n'ont pas accès à la barre ni aux cabillots, tas de va-nu-pieds tenus à longueur de gaffe. On leur dit qu'ils sentent mauvais, on leur dit d'aller se laver. Et plusieurs ont été pendus pour avoir tenté de border les écoutes des voiles d'arrière et choquer celles des voiles d'avant afin de modifier au moins un peu le cap.
Le capitaine attend le miracle, entre le bar et le salon. Il a raison de croire aux miracles...mais il a oublié qu'un miracle ne peut naître que si les hommes le créent eux-mêmes, en y mettant leur propre substance."

conclusion


Les architectes empilent des étages sur nos têtes. Les chiffres du Cac 40, continuent de défiler sur les écrans de la caverne où nous nous trouvons enfermés. Cette caverne est la soute d'un bateau qui court à sa perte.
Quoiqu'il arrive, restons prêts à choquer les écoutes et changer de cap. Restons marins.

Publié dans philosophie

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