histoire de la pomme (chapitre V : banlieues)
« Ceci est-il du pain, du vin, une tomate, un oeuf, une maison, une ville ? Certainement pas, puisqu’un enchaînement de transformations internes, à court terme économiquement utile à ceux qui détiennent les moyens de production, en a gardé le nom et une bonne part de l’apparence, mais en en retirant le goût et le contenu »
Guy Debord
A l’occasion d’une élection présidentielle similaire à la celle que nous allons vivre dans quelques jours, Guy Debord avait fait remarquer la chose suivante : du jour au lendemain ou peu s’en faut, la baguette industrielle à peine cuite a remplacé la boulangerie -disons traditionnelle, c’est-à-dire, celle qui, en plus de l’alimenter, donnait encore quelque satisfaction gustative au consommateur. Qui a pensé à vous sonder, à vous demander votre avis là-dessus, fait remarquer Debord avec raison ? Heureusement, la baguette est redevenue mangeable depuis que la France vit son émoi patrimonial : la (bonne) baguette fait quand même partie de la panoplie du Français tel que les Etrangers aiment à se le représenter. On ne pouvait pas se laisser aller à imposer aux visiteurs une aussi piteuse version d’une aussi glorieuse institution. Mais la pomme, elle, on l’a laissée tomber sans vote, sans referendum ni sondage. Gauche et droite s’affrontent sur la notion d’identité nationale. Je n’ai pas besoin d’insister sur le fait que la qualité de nos vies -ou plutôt leur saveur est et sera toujours foulée aux pieds par les idéologies.
Les Pères fondateurs de l’Amérique ont amené dans leur caravelle, en plus de la haine de la chair et de la culture, l’idée selon laquelle la ville, pour essentielle qu’elle soit au commerce, n’en restait pas moins un lieu de damnation et de corruption des mœurs. Le Paradis promis par les écritures devait donc se trouver en bordure des indispensables Sodome et Gomorrhe du Nouveau Monde.
Hadden dans Urbanization of the suburb ne dit pas autre chose :
The City is man attempt to control his own destiny in defiance of God. Symbolically, the city stands as a fortress where man attempts to hide frome God’s judgment. Au contraire la banlieue est le rêve collectif des pionniers : the dream had its roots in the ancient promise of the garden where a fecond earth produced under the hand of an honest toiler.
Il faut voir aujourd’hui ce qu’est devenu ce rêve au XXIème siècle dans la banlieue sud de Montréal. Voici comment Pierre Falardeau (dans La liberté n’est pas une marque de yogourt, chez Stanké) décrit Brossard où j’ai travaillé pendant trois mois (je logeais en fait au nouveau Longueuil mais la différence entre ces deux lieux est absolument imperceptible) :
« Brossard n’est que le rêve ratatiné que les développeurs, les vendeurs de chars [québécois pour voitures] et les multinationales du pétrole veulent bien nous faire consommer ».
En effet, une enquête faite dans les années 80 à l’heure où les banlieues ont connu leur plus grand épanouissement, une enquête a montré que 90 % des sociétés immobilières qui ont investi dans le Sud Montréal avaient des intérêts dans la construction d’automobile. La banlieue de Montréal est conçue sans centre (autre que l’immense centre d’achat de Longueuil à deux pas d’un échangeur sous lequel je passais tous les jours pour aller prendre mon bus.) et uniquement pour des automobilistes. Il faut prendre son auto pour aller acheter son pain (de mie blanche) au « dépanneur » ( drug-store canadien). Pas de boulangerie, pas de commerce alimentaire en dehors des supermarchés gigantesques où les pommes lustrées sont vendues à la pièce. Des affichages blasonnent en permanence le corps féminin. Des luronnes en bikini s’exposent sur le moindre emballage. Le client est allumé en achetant son paquet d’allumettes ; c’est ainsi que votre libido sans cesse est sollicitée et vos papilles sempiternellement déçues.
La scène qui suit n’a donc rien d’étonnant quand on se figure le contexte de ces foules en quête d’une satisfaction immédiate prise comme l’âne de Buridan entre la chair étalée et la pizza offerte.
Je venais de m’installer à Longueuil et je découvrais mon « quartier » : les bungalows des voisins et leurs garages également interchangeables, le dépanneur, l’arrêt de bus, le gigantesque complexe commercial Portobello, la pharmacie Jean Coutu qui, comme partout au Québec, fait commerce d’à peu près tout à l’exception des médicaments que vos médecins vous prescrivent. Je revenais chez mon logeur quand je vois venir vers moi, une fille brune en jupe noire avec des résilles aux mains. Elle semble chercher quelque chose et me décoche de but en blanc :
-Hey You, are you a man, a true one ?
C’est rare que dans cette banlieue francophone on s’adresse la parole en anglais. Je réponds tout de même dans cette langue :
-I suppose so.
-I need a man to make love with, would you like to make love with me ?
Ravalant mon amertume d’être sollicité plutôt par les femmes folles que par les raisonnables, je réponds que c’est impossible
-Why, do you have a wife ?
-Something like that
-Are you sometimes infidel to her ?
-I am too old-fashioned.
Sans me répondre, elle se détourne et court en quête d’un autre mâle plus réceptif.
Dépossédés de buts qui nous soient personnels, nous courons comme cette femme dans les allées bordées de bungalows vers des plaisirs de substitution, nous courons comme des silhouettes peinte par Munch dans des décor de Jacques Tati. Nous courons de toute façon loin de la saveur originelle de la pomme.