Vouloir être amoureux
Don Quichotte, l'homme qui se voulut toujours amoureux.
"Nondum amabam, sed amare amabam", écrivait Saint Augustin dans les Confessions : "je n'aimais pas encore, mais j'aimais aimer.
Qu'est-ce qu'on aime en effet quand on aime quelqu'un ?
Est-ce la personne ?
Est-ce le sentiment qu'on a pour elle (et donc une part de nous-même) ?
Est-ce le sentiment que cette personne a pour nous (par conséquent encore nous-même qui méritons tant qu'on nous aime de cette façon)
L'amour d'une personne rend oublieux, mélancolique, inquiet, extrèmement dépendant, gauche, maladroit, confus, etc. Quel intérêt a t-on à passer par tous ces états ? L'intérêt, le voici : en étant amoureux, on peut enfin se méprendre sur le monde et abdiquer complètement sa lucidité. "J'ai dix coeurs, j'ai vingt bras : une armée de nains ne saurait me suffire, il me faut une armée de géants !", crie Cyrano, amoureux de Roxane dans les coupe-gorge de Paris.
L'amour, c'est un rapport à trois : toi, moi, le monde : "L'amour n'est pas seulement une histoire à deux, mais à trois : l'homme et la femme amoureux et leur rapport au monde." (Jacques Sojcher, postface à l'Errance érotique de Kostas Axelos, ed. La lettre volée, 1992) et c'est cela qui le fait différer du désir qui ne recherche que son objet. L'amour nous fait voir l'aube du monde ; c'est une illusion, bien sûr, mais avec quelle force elle s'impose à nous ! Avec quelle assurance, l'amour renvoie le principe de réalité à la niche !
Voilà le sentiment après lequel nous courons et que la rencontre effective d'un partenaire ne suffit pas toujours à satisfaire. Lorsqu'on s'est installé durablement avec quelqu'un, il faut chercher ailleurs une image du monde renaissant. Si l'on compare l'amour à un arbre ; on s'aperçoit peu à peu que les feuilles entombent, que les fruits en sont ramassés et s'en vont ailleurs (et je ne parle pas seulement des enfants, mais de tous les rêves que l'on fait à deux et que l'on ne réalise pas). L'amour de certains ne résistera pas à la contemplation de ce dénument progressif et de cet abandon de la joie initiale. Pourtant sous terre, l'arbre aura grandi, ses racines n'auront cessé de croître. Devenus amoureux pour s'évader du quotidien, après la fin de leur passion, les amoureux patients se verront révéler leur amour mutuel dans les circonstances de leur vie quotidienne.
Mais au fait, peut-on ne pas vouloir devenir amoureux ? Sans aucun doute on peut ne pas souhaiter tomber amoureux. Un souvenir cuisant sera la cause la plus évidente de ce refus. Mais peut-on s'éviter de l'être ?
Rien n'est moins sûr. On ne peut pas plus être certain de sa disposition d'accueil qu'on peut se fier à elle. "I have a heart to let and no tenant yet" dit une chanson irlandaise. Je pourrais chanter cela aux quatre coins de Dublin ou faire passer des annonces dans les journaux, que je ne me trouverais pas nécessairement dans la position d'aimer quelqu'un. Un coeur à louer, n'est pas à offrir, et quand on l'offre, on ne s'en rend pas compte. Et quand on s'en rend compte, c'est qu'en fait, on l'a loué. Les amours ne marchent jamais mieux que quand elles nous font marcher.
Inversement, bien que barricadé intérieurement, je peux me laisser surprendre par l'impondérable, "le cheveu d'or déposé par une colombe" dont parle une légende irlandaise. Et puisque, décidemment, l'Irlande m'inspire aujourd'hui, je citerai cette fois Beckett :
"Je fis sa connaissance sur un banc [...]très bien situé, adossé à un monceau de terre et de détritus durcis, de sorte que mes arrières étaient couverts. Mes flancs aussi, partiellement, grâce à deux arbres vénérables, et même morts, qui flanquaient le banc de part et d'autre [...] Devant, à quelques mètres, le canal coulait, si les canaux coulent, moi je n'en sais rien, ce qui faisait que de ce côté-là non plus, je ne risquais pas d'être surpris. Et cependant, elle me surprit."
Eros est fils d'indigence et de moyen ; quand la personne aimée nous manque, l'amour nous rend imaginatif et bientôt nous trouvons le moyen de la rejoindre. Mais quand nous manquons d'une personne à aimer ? A t-on les moyens de la trouver. Certains attendront le mariage de leur cousin pour rencontrer l'élu(e), d'autres iront faire des rencontres sportives à l'UCPA, d'autres encore s'inscriront sur Meetic.
La seule chose qui importe, c'est, même seul et privé d'amour, résister à tout ce qui empêche l'amour de prospérer : l'habitude, l'accumulation, la réitération, la raison sociale ; c'est tout cela aussi qui nous permet de nous tenir dans l'ouverture du monde. Alors amoureux ou pas, nous saurons bien retoucher par enthousiasme ce monde qui s'effiloche par manque d'imprudence :
"Aimer quand même, résister à l'explication par les molécules, les statistiques, les sociologies du quotidien, les interprétations sauvages, ne pas vouloir s'enterrer la gueule ouverte, crier, demander de l'aide, du secours, aimer ce monde, ne pas cracher sur nos aurores boréales, ne pas avoir peur de la nuit, dire que je t'aime, ne rien garder, ne rien thésauriser, savoir que nos maisons nous ressemblent, chaud dedans, chaud dehors, chaud tout le temps, ouvrir les yeux pour que l'univers s'étende à l'infini, pleurer sur ton ventre et rire de t'entendre rire, résister au cynisme, à l'amertume, à toutes les castrations.[...] Programme pour les temps qui viennent. (Sergio Guagliardi, "L'amour", Le passant ordinaire, n°30, août 2000)