quand est-ce qu'un amour commence et quand est-ce qu'il finit ?

Publié le par Damien


Pavillon français de la Biennale de Venise réalisé par Sophie Calle. L'inscription "Prenez soin de vous" est extraite d'une lettre de rupture authentique que Sophie Calle a demandé à 107 femmes d'interpréter selon leur sensibilité et leur spécialité.

Séparation 1

 

D’abord rouvrir les yeux et attendre que le reflux nous ai échoué sur un banc de sable, à moitié mort. Accuser le coup. Endurer le « décalage horaire avec le paléolithique[1] ».

Se rebraguetter ensuite avec sobriété sinon avec élégance. Poser un dernier baiser sur ses lèvres, un baiser déjà compris dans la grammaire des amours buissonnières, à la rubrique des temps du passé. Se pencher, et ramasser à terre, sur la pelouse, le diadème qui retenait ses cheveux roux et qu’elle a laissé tomber « au premier assaut ». Déchiffonner sa propre chemise et ôter les brins d’herbe de sa robe qu’elle a refusé d’enlever. Renifler son parfum à elle dans ses cheveux à soi. Vérifier l’un et l’autre qu’on ne porte pas sur soi des odeurs plus intimes. Faire disparaître les traces d’un amour furtif dans la voix, traquer ses vestiges sur les vêtements.

Puis s’interroger anxieusement : ai-je bien tenu mon rôle ? Tandis qu’elle se demande peut-être : et s’il m’avait filé le Sida ? Se dire en soi-même : sans compter le risque de l’avoir mise enceinte… S’échanger malgré tout un sourire de circonstance. Lui prendre la main, marcher ensemble sur le gazon, entre les haies d’arbre, et sentir cette main lâcher la vôtre quand au fond du parc, les cigarettes rougeoyantes des invités redeviennent visibles dans la nuit épaisse.

 

Et voilà ce qu’avec d’autres j’ai pensé :

 

Contrairement à ce qu’elle fut dans le passé, la conjonction sexuelle entre deux partenaires a fini par ne plus signifier grand-chose de la véritable nature de leur relation. L’acte sexuel peut initier un engagement ou au contraire un déclin rapide de toute forme de relation avec le partenaire. Zygmunt Bauman dans l’Amour liquide fait de ce qui suit l’union des corps (et non de ce qui la précède) le point de départ de l’anxiété sexuelle, anxiété que la satisfaction du désir ne permet plus d’apaiser :

 

« Les droits des partenaires sexuels sont devenus le lieu principal de l’anxiété. Quel genre d’engagement l’union des corps entraîne t-elle ? De quelle façon cela lie t-il l’avenir des partenaires » (p.68)

 

On s’était engagé sur cette pente seulement parce que la solitude les soirs précédents était un peu lourde et que ce soir-là, la nuit fraîche. L’autre partageait-il ce désir mort-né ou bien a t-il eu le temps d’espérer quelque chose de plus ?

Mais voici qu’elle dit : “It was fun[2]” ou bien “you fixed me up[3] !”. Certes, parler d’amour en ces circonstances eût été déplacé, mais de tout cela ne survivra t-il que le souvenir d’un plaisir, cette « charlatanerie de la nature[4] ». Un amour pourrait-il naître dans un berceau si petit ? En même temps, qui peut se convaincre que cet épisode ne sera qu’épisodique ? La relation oscille pendant un très court moment entre un acte de consommation et une escapade hors du temps quotidien.

 

Dans la clarté de midi suivre la rousseur de sa tête à travers les feuillages, passer près d’elle et recueillir un sourire, obtenir qu’elle nous regarde un peu mais alors tourner la tête. Imiter la démarche pensive, et agressive à la fois, de Marlon Brando dans Dernier Tango à Paris. Se trouver mauvais comédien. Entamer avec elle une conversation détachée, tout en la ponctuant d’allusions à l’événement d’hier qui vous a empêché de dormir (se garder de lui dire une telle chose). Parler de son prochain voyage, de son petit ami qu’elle va rejoindre dans un pays lointain. Détourner la conversation parce qu’elle devient trop pesante. Prendre un air gêné. Aller saluer un ami qui vient d’arriver. Lui en vouloir parce qu’elle fait la même chose.

De retour chez soi, attendre trois jours, envoyer un message par internet, envoyer un SMS, envoyer une lettre, lui écrire un poème, lui envoyer le poème par internet. Recevoir un mot d’elle : « bonnes vacances » ou "Take care of you"

 

Puis, l’un s’écarte de l’autre pour un motif futile et alors c’est le divorce des deux homo consumens qui vont vaquer à leurs plaisirs fugaces dans des directions opposées, chacun ayant quand même pour horizon, non pas le Grand Amour, mais l’Amour Durable, celui qui vaudra enfin la peine qu’on y consacre quelques efforts. Mais cette perspective de construire avec application une relation pour la faire durer est tellement éloignée du plaisir que nous attendons immédiatement de toute rencontre qu’il faudrait que cet effort lui-même ait sa contrepartie hédoniste immédiate. Nous ne nous engageons jamais. L’engagement rendrait la relation dense et risquée en cas d’échec. Nous ne voulons plus prendre de risques.

 

« L’homo sexualis est condamné à demeurer en état permanent d’inaccomplissement et d’insatisfaction – même à un âge auquel, autrefois, l’ardeur sexuelle se serait rapidement éteinte, mais où l’on s’attend aujourd’hui à ce qu’elle reparte de plus belle grâce aux efforts conjoints de régimes minceurs miraculeux et de remèdes merveilleux. Ce voyage ne connaît pas de terme, l’itinéraire se recompose à chaque arrêt, et la destination reste inconnue tout du long. [5]» De cette recherche exclusive du plaisir immédiat propre à n’importe quel type de consommation, naît l’anxiété et la disparition de toute perspective et de toute attente :

« Les angoisses de l’homo sexualis sont celles de l’homo consumens[6] »

 

Séparation 2

 

Le Président de la République, Nicolas Sarkozy, a annoncé son divorce « par consentement mutuel » un soir du mois d’octobre 2007. « La France s’en fout », explique les journalistes mais toutes les unes traitent de ce seul et même sujet. On réfléchit au sens du « consentement mutuel ». On évoque de nouveaux modes de divorce : aux séparations avec pertes et fracas ont succédé des démariages à l’eau de rose : les gens se quittent, non pas parce qu’ils se haïssent, mais parce qu’ils ont épuisé leur « potentiel de nouveauté ». Ce n’est pas la haine qui sépare les amants, les époux, mais l’ennui. Et l’on n’attend pas toujours que l’un trompe l’autre pour décider « qu’on restera quand même amis » (et c’est ce qui se passe vraiment).

 

Le dimanche 25 août 2006, un peu avant midi, je me trouvais dans l’église Saint-Hilaire de Poitiers. C’était la seconde lecture de l’office que l’on m’avait confiée, une lecture sur l’engagement des mariés. J’ai oublié de quel épître il provenait.

A ma gauche, dans une travée, au milieu de paroissiens grisonnants m’écoute A. que j’avais embrassée pour la première fois en 2004, lors de la fête des muguets, A. qui me chuchotera à mon retour sur le banc : « tu as très bien lu ».

Oui, j’avais bien lu ; j’avais si bien lu cette lettre sur la fidélité que se doivent les mariés que j’ai pris un train le soir même et écrit une lettre d’adieu pendant le trajet, lettre que j’ai envoyée le lendemain.

 

Quand est-ce qu’un amour commence et quand est-ce qu’il finit ?

« L’amour est plus fort que nous : en attaquant et en se retirant. », écrit Kostas Axelos dans le Jeu du Monde.

L’amour vivait en nous avant qu’on en ait conscience. Nous avons commencé à agir contre notre intérêt, à devenir soudainement idiots, à surprendre nos amis qui nous jugeaient plutôt spirituels.

De même, l’amour subsiste longtemps au couple. Après la rupture, il faut réapprendre à vivre dans un réel subitement désenchanté et –ce qui revient au même- subitement révélé :

« Ce n’est pas exactement de la solitude ; c’est plutôt une sorte d’avènement du rien, consécutif à un vaste coup d’éponge, c’est plutôt qu’il n’y a plus de monde. Le réel, c’est-à-dire l’usage qu’on en faisait n’a plus cours, est tombé en désuétude[7] » et en repassant seul devant cette vitrine des Galeries Lafayette, je me demande comment nous avons pu passer tant de temps à regarder ces stupides marionnettes flotter dans l’air confiné. Astronautes du vide sentimental ou caricatures d'humains du 21 ème siècle :


 
 

Peu à peu, le réel se débarrasse du fantôme de l’autre. Mais plusieurs fois nous sommes surpris par des senteurs qui raniment les heures qu’on a passées en sa compagnie. Un prénom est parfois plus facile à oublier que la courbure d’une hanche. Le corps a sa mémoire que la mémoire ne connaît pas.

Et devant ce souvenir impromptu, l’on se demande : pourquoi ne l’aimais-je plus ? Et parfois même : pourquoi donc l’ai-je quittée ?

Dans bien des cas, il serait honnête de se confesser à soi-même qu’avant que la rupture ne soit consumée, nous étions devenus étrangers. Nous étions, chacun peut-être, comme ce joueur dans la chanson que Léonard Cohen a écrite en 1967 (Stranger song) :

 

And then sweeping up the jokers that he left behind

You find he did not leave you very much

Not even laughter

Like any dealer he was watching for the card

That is so high and wild

He’ll never need to deal another[8]

 

Le joueur de poker risque en permanence de rejeter dans le pot des cartes de plus forte valeur que celles qu’il pourrait tirer. De même pour les amours ; on peut s’accommoder d’une relation, mais nous courons toujours après le joker (« Oh, bien sûr pas le Grand Amour, mais l’Amour Durable, celui qui vaudra la peine que j’y consacre des efforts pour l’entretenir », une carte qui n’est plus « sauvage[9] » comme dans la Chanson de l’Etranger, mais qui n’en reste pas moins largement imaginaire.

 

Et voilà ce que j’ai appris.

 

[1] Cette expression très belle est de Pascal Quignard ; il me semble que c’est dans le Sexe et l’effroi.

[2] En québécois : « c’était fone », en français : « c’était chouette ».

[3] Je n’ai une idée de ce que cela signifie qu’au vu des circonstances où je l’ai entendu pour la première fois.

[4] Platon revu par Schopenhauer revu par moi

[5] L’amour liquide, p68

[6] ibid.

[7] Clément Rosset, Traité de l’idiotie, Les éditions de minuit, p45

[8] « Et balayant les jokers qu’il a laissés, tu découvriras qu’il ne t’a pas laissé grand-chose, même pas le rire. Comme tout flambeur, il attendait une carte si forte qu’il n’aurait plus jamais besoin d’en tirer une autre. » traduction de Jean Guiloineau

[9] « wild » dans le texte original



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