tenir la main sur le maintenant

Dans mon article du 23 mars 2007, où j'essayais de définir le présentisme qui caractérise notre époque, je tâchais de montrer comment notre inquiétude à l'égard d'un futur que nous imaginons lourd de menaces donnait presque instantanément au présent un caractère patrimonial ou commémoratif.
La manière de vivre intensément le présent, me semble être lié à notre capacité de vivre intensément le lieu. Partant de là, comme tous les lieux ne sont pas des "hauts-lieux", il est impossible d'échapper au temps dans toutes les salles d'attente de nos cabinets modernes et climatisés.
Il est significatif que le personnage interprêté par Peter Fonda dans Easy Rider jette au loin sa montre-bracelet avant d'enfourcher son fringant roadster, mais la vitesse et la mobilité incessante ne sont pas les meilleurs moyens d'échapper au temps. Celui-ci aura toujours plus de benzine dans le réservoir et de turbo dans le moteur que la meilleure bécane de votre écurie.
Que peut-on faire du présent, pour ne pas passer à côté ?
Les philosophes du passé, et en particulier les Stoïciens nous ont toujours dit que le meilleur usage du temps que nous pouvions faire était de le revendiquer comme une possession que le monde extérieur veut nous voler. Le temps est même notre seul bien, écrit Sénèque dans une Lettre à Lucilius :
"Montre-moi un homme qui mette au temps le moindre prix, qui sache ce que vaut un jour, qui comprenne que chaque jour il meurt en détail ! Car c’est notre erreur de ne voir la mort que devant nous : en grande partie déjà on l’a laissée derrière ; tout l’espace franchi est à elle.Persiste donc, ami, à faire ce que tu me mandes : sois complètement maître de toutes tes heures. Tu dépendras moins de demain, si tu t’assures bien d’aujourd’hui. Tandis qu’on l’ajourne, la vie passe. 3. Cher Lucilius, tout le reste est d’emprunt, le temps seul est notre bien."
Je ne peux me résoudre à considérer le présent comme une possession ; si nous sommes banquiers de notre temps, comme toute la société marchande nous incite aujourd'hui à l'être, comment faire pour oublier que le temps passe ? La fluidité du temps risquerait de se muer en obsession et de créer de l'angoisse au lieu de disparaître simplement de notre conscience.
Il est certain qu'on ne puisse faire plus mauvais usage du temps présent que celui de ces touristes visitant Venise que décrit Günther Anders dans son traité sur L'Obsolescence de l'homme :
"Ce qui est réel pour eux, c'est la photo qu'lls admettent chez eux, c'est-à-dire leur exemplaire d'une reproduction admise dans l'univers des produits de série. Ontologiquement parlant, ils ont remplacé le vieil axiome "être, c'est être perçu", par un nouveau : "être, c'est être possédé". Ce n'est pas la véritable place Saint-Marc, celle qui se trouve à Venise, qui est réelle pour eux, mais celle qui se trouve dans leur album de photos à Wuppertal, Sheffield ou Detroit. Ce qui revient à dire que ce qui compte pour eux n'est pas d'y être mais d'y être allé." (L'obsolescente de l'homme : sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle. Günther Anders, Encyclopédie des Nuisances, 1956 : Paris, p208)
Le moment vécu (si peu vécu en réalité) devient aussitôt image. L'image est possédée, tandis que l'objet de la représentation doit nous échapper lorsque nous quitterons "l'inoubliable Venise", de même que le temps que nous avons passé en sa "compagnie".
La photographie de voyage que Susan Sontag décrivait comme une "preuve de son existence propre" illustre de manière particulière l'axiome selon lequel, l'homme contemporain à l'ère post-industrielle préfère systématiquement la jouissance de la possession à celle de l'être, qui visiblement est trop simple et trop surprenante pour ses appétits calculateurs.