contrebande de sentiments

"Entre l'amour et l'amitié, il n'y a la distance que d'un lit" (extrait d'une conversation entre poivrots)
"Le Fleuve Amour déborde souvent de son lit quand un printemps timoré rend la débâcle tardive" (extrait de Petit traité de Géographie Sibérienne par Heinrich Von Stoeffenberg)
Je musardais à la frontière de trois pays -je ne savais pas vraiment lesquels- quand un douanier m'intima l'ordre de m'arrêter.
-Halte-là, dit-il ! Où allez-vous comme ça le nez en l'air ?
-Pardonnez-moi, lui répondis-je, je n'avais nulle intention de frauder. Je viens de ces territoires-là que vous voyez au loin et je vais à ceux-ci qui sont à l'opposé. Je ne fais rien de mal, et je vous prie de me laisser continuer.
Sur la pauvre vareuse du douanier, je pouvais lire son nom : Prosper Social. Social touchait un salaire de la principauté dans laquelle je me rendais pour en garder les frontières et mettre la main sur les intrus et les contrebandiers que les luxes de ces villes attiraient.
Le douanier me lançait des regards soupçonneux, me regardait par-dessous d'un oeil mauvais. Sa moustache frisée au petit fer frémissait de façon absurde et ridicule. "Papiers", répondit-il sobrement.
J'avais bien des papiers, mais aucun de valable. Mon passeport déclinait certes une identité, mais ce n'était pas la mienne. Le nom que j'y portais indiquait mieux ma condition et mon motif d'internement que n'importe quel procès verbal : j'étais "Celui-qui-dans-la-Forêt-Profonde-a-perdu-la-voie-droite" ("Perdu", pour les intimes)
Le passeport était garni de visas pour des pays qui n'étaient pas reconnus par l'Organisation des Nations-Unies : visa pour Cocagne, visa pour la Cythère, visa pour les Iles Fortunées.
"Savez-vous où vous êtes ? demanda le douanier. Je lui avouais que non, depuis plusieurs jours, je marchais sans carte.
"Vous quittez la République d'Amitié (une oligarchie modérée) et tentez d'entrer dans le royaume d'amour (un pays écrasé par un soleil de plomb et une implacable tyrannie, ce pays tient son nom du fleuve qui le traverse.)
-Si vous le dites, je vous prie de me laisser aller maintenant, car comme vous le voyez je ne fais point de contrebande ; mon sac ne comporte que mon ordinaire pour la route et une boussole déréglée.
-Nenni, dit le Douanier en me passant les menottes. Tout ceci s'expliquera au poste-frontière, car d'après vos papiers, vous n'avez de place ni dans le pays qui finit ici, ni dans celui dont je garde la frontière.
Je lui demandai alors combien de temps durait un Visa pour l'Amour.
-Deux ans, trois ans maximum et puis vous êtes expulsés et redevenez citoyen d'amitié si vous avez de la chance, sinon vous faites comme la plupart : un charter vous raccompagne dans une zone internationale où les gens ne se souviennent plus de leur propre patrie.
-Mais il y a tout de même, demandais-je anxieux, des sujets d'Amour qui le restent toute leur vie ?
-Ceux-là sont fort peu nombreux, et en général, délaissant les campagnes de notre beau pays, ils finissent par prendre une retraite dans une villégiature qui s'appelle Mariage et où il est de bon ton de s'ennuyer en société.
-Diable, c'est une dame qui m'a montré le chemin pour venir jusqu'ici ; ce que vous me dites sème le doute dans mon esprit ; je ne suis pas très sûr qu'Amour pourrait devenir mon pays d'élection.
-De toute façon, répondit le douanier Social, on me paye pour préserver ce beau royaume de la présence de vagabonds de votre espèce. Vous voilà les menottes au poing, et désomais vous n'avez plus guère le choix de la destination.
Le Douanier était parti pour me conduire en prison quand il fut arrêté par le cours d'eau rageur du fleuve Amour. Au delà on ne voyait que la steppe. La dernière crue avait emporté le pont que le douanier et moi-même devions emprunter. Nous dûmes remonter le fleuve pour trouver un gué. Mais tout en cherchant notre chemin dans ces déserts inhospitaliers, nous ne prîmes pas garde que nous foulions un pays qui n'étaient plus celui que j'avais quitté le matin même, ni celui que mon garde protégeait des intrus de mon espèce.
-Halte-là ! semonça une voix dans notre dos.
Un autre douanier levait une main ouverte pour nous faire signe de nous arrêter. Mon garde se fit reconnaître de son confrère étranger et lui expliqua les raisons de notre malencontreuse intrusion.
Là-dessus, le deuxième douanier ôta sa toque. Une cascade de cheveux blonds dévala sur ses épaulettes : c'était une femme.
"Bienvenue en Fraternité, nous dit-elle. Je m'appelle Blandine Confiance et la loi de mon pays que je suis ici pour faire respecter stipule que tout étranger est accueilli, aidé et nourri sans avoir besoin d'aucun de ces papiers que M. Social demande ordinairement aux visiteurs qu'il surprend sur ses terres".
Le douanier Social penaud convint qu'il avait dépassé le cadre de sa juridiction, me libéra de mes menottes et me confia aux bons soins de Blandine Confiance. Et voilà comment je suis devenu citoyen de Fraternité, à la fois pour fuir Amitié où je m'étais égaré et pour échapper à Amour où je risquais d'être retenu prisonnier.
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