Les murs s'édifient plus vite que les ponts
Mc Candless était le roi de son petit territoire dont, malheureusement pour lui, il ne possédait pas la carte.
Un ami raconte : "Comme c'était la fête des rois, je suis allé fêter ma royauté tout seul dans un salon de thé où j'ai acheté une petite galette ronde à la frangipane. Une couronne était fournie avec la galette. Au moins, personne ne risquait de me piquer la figurine vedette du dernier Disney qui devait servir de fève. J'étais sûr d'être couronné. L'inconvénient, c'est que je ne pouvais pas davantage choisir de reine, par manque d'une seconde couronne."

Chaque homme est roi d'un tout petit royaume. A quoi ressemble une ville aujourd'hui, sinon à une Fédération d'Etats Désunis ?
Les murs s'édifient plus vite que les ponts. Pour les premiers, un accord bipartite n'est pas nécessaire : les Américains, les Israëliens le veulent ; Les Mexicains, les Palestiniens le subissent.
Un pont, c'est autre chose, cela suppose une coopération. Avant que le pont matériel ne relie les corps, un projet de pont a déjà rallié les esprits. A rebours, la destruction des ponts, comme celui de Mostar sur la Neretva qui reliait Croates et Bosniaques est le signe avant-coureur des épurations ethniques qui vont suivre.
Les murs ne sont pas toujours visibles, mais ils n'en restent pas moins sensibles.
Comme au jeu d'échec, les tours dressent des lignes infranchissables pour le petit pion qui veut seulement vivre sa vie de pion. Mais les tours elles-mêmes sont parfois entravées de leur importance face aux pions. Même le roi peut être mis en échec par l'avancée de la pièce la plus insignifiante du jeu. Chaque acteur en manoeuvrant réduit la marge de manoeuvre des autres pièces. C'est précisément cela qu'étudie la sociologie, d'après Norbert Elias : « Comme au jeu d'échecs, toute action accomplie dans une relative indépendance représente un coup sur l'échiquier social, qui déclenche infailliblement un contre-coup d'un autre individu (sur l'échiquier social, il s'agit en réalité de beaucoup de contrecoups exécutés par beaucoup d'individus) limitant la liberté d'action du premier joueur » (La Société de cour) De là à considérer l'autre -ou plutôt la masse des autres- comme une entrave perpétuelle, il n'y a qu'un pas.
L'autre soir, fatigué de mes trépidations urbaines, j'attendais comme vingt autres zombies le bus 16 qui devait me ramener à mon lit. A l'arrêt de bus, personne n'adresse à quiconque la moindre parole et cela pendant quinze bonnes minutes. Devant nous, un grand gars, un noir, traverse la rue et vient vers nous. A mi-chemin il s'arrête et lance à nos gueules apathiques : "Bon sang, mais regardez-vous, cela fait une plombe que vous attendez le bus, et il n'y en a pas un pour adresser la parole à l'autre."
Je ne veux pas idéaliser les sociétés plus exotiques dans lesquelles les gens s'adressent plus facilement la parole ; quand nous sommes devenus moins sensibles au "folklore" d'un pays, c'est souvent le conformisme de ses habitants qui devient l'objet prioritaire de notre attention.
Cela dit, je me souviens des habitants de Naryn (Kirghizie) qui attendaient le car accroupis (comme ne le feraient chez nous que des mendiants), en arc de cercle et sans avoir le sentiment de perdre quoique ce soit de leur dignité dans cette posture. Certains d'ailleurs, bien qu'accroupis, certains arboraient fièrement leur toque de feutre blanc et noir. Bref, ils discutaient, ni assis, ni debout, mais dans une pose intermédiaire qui signifiait : "on parle pour passer le temps."
C'est vrai que dans les métropoles françaises nous n'avons rien à communiquer à l'homme qui se tient à côté de nous. Mais nous sommes beaucoup plus diserts le soir, lorsque nous clavardons avec des inconnus sur Facebook, Meetic ou Myspace. Un profil numérique, c'est quand même beaucoup moins risqué à découvrir qu'un visage. Toute la philosophie de Derrida reposait sur la confrontation (au sens étymologique) de deux individus : ton visage face au mien, c'est le vrai fondement de la morale. Qui nous inventera la philosophie du XXIème siècle à partir du contact entre deux avatars ?
Pourquoi n'avons nous plus rien à nous dire en face ?
Quel anticyclone sibérien est descendu sur nos relations réelles ?
A quoi rime toute cette télégraphie privée sur Internet ?
A quelle guerre froide se livrent nos égos douloureux ?
Quel génie s'acharne à dérouler ses chevaux de frise entre nos vies concrètes ?