Laissez les choses parler dans leur nom (Kenneth White à Bécherel)
Jorge Camacho"Le vrai journal est écrit dans la mer et dans le ciel, on ne peut pas le photographier pour le donner aux autres. Il est né peu à peu de tout ce qui nous entoure depuis des mois, les bruits de l'eau sur la carène, les bruits du vent qui glisse sur les voiles, les silences pleins de choses secrètes entre mon bateau et moi, comme lorsque j'écoutais parler la forêt quand j'étais gosse." (Bernard Moitessier, la longue route, Arthaud, 1986, p130)
Le nom et la chose
Laisser les choses parler d'elles dans leur nom, telle est l'affaire du langage pensait Cratyle, au siècle de Platon. On a vu établir depuis par des générations successives de linguistes que le langage évolue séparé de la nature, qu'il est affaire de convention. Le mot n'a pas de relation de nature avec la chose, ou pour reprendre la phrase célèbre de Saussure, "le mot chien ne mord pas".
Le signifiant est donc arbitraire, et c'est là son principal défaut, suggérait Mallarmé. Le poète faisait en effet remarquer que le mot jour avait des sonorités plus sombres et plus éteintes que le mot nuit. Telle est l'inanité sonore des poèmes antérieurs à lui qu'il qualifiait de "bibelots" ; ces poèmes ne se souciaient en effet que d'afficher des aspirations élevées dans une langue vernaculaire et utilitaire. Selon lui, la poésie devait rédimer le langage de son caractère conventionnel, de son usage familier (l'universel reportage), en mettant en valeur la matière de la parole : son rythme, ses sonorités, ses accents.
Cependant, ce travail sur la chair des mots ne suffit pas. Plus importante encore est la dénomination et la volonté qui lui est sous-jacente. S'agit-il de trouver des appellations qui recouvrent les choses ou qui les dévoilent ? Et dans le deuxième cas, comment le poète peut-il s'adresser aux choses avec une langue adéquate ? Le problème est d'ordre à la fois social et philosophique. Il est philosophique, parce que c'est le rapport entre le signifiant et la chose qui est questionné, il est social parce que la question ainsi posée implique que le langage ne serve pas à communiquer seulement avec ses congénères, mais également avec les éléments du dehors.
Le monde social doit faire une place à ce qui le nie : l'errance, l'érémitisme, la solitude, la contemplation du cosmos, le chant du Tout que Moitessier disait écouter en traversant les océans.
C'est tout cela que Kenneth White est venu dire au public de la Fête du livre de Bécherel, hier, en milieu d'après-midi.
Je ne vais pas retracer l'ensemble de sa conférence. Je renvoie le lecteur à l'ouvrage, "le plateau de l'albatros", qui fournit une excellente introduction à la géopoétique telle que White en a exposé à nouveau les principes et la nécessité dans la Salle des Fêtes de la "Cité du livre", devant un auditoire d'une centaine de personnes.
Hier, Kenneth White a beaucoup parlé de philosophie. Dans un livre récemment paru (en avril 2007), Dialogue avec Deleuze, il analyse les échanges qu'il a eus avec le penseur du Chaos, depuis la préparation de sa soutenance (Deleuze faisait partie de son jury de thèse en 1978) jusqu'à la publication de Mille plateaux en 1986 essai dans lequel Deleuze manifeste qu'il s'est en partie trompé sur les intentions de White.
Kenneth White ne s'est pas étendu sur ce problème qui concerne plutôt le monde universitaire que son lectorat breton venu entendre la parole d'un poète et d'un penseur du rapport de l'homme avec la nature. De Deleuze, White a seulement rappelé ce passage qui, disait-il, caractérise le mieux son propre travail d'intellectuel : "Brancher la pensée sur le dehors, c'est ce que, à la lettre, les philosophes n'ont jamais fait, même quand ils parlaient de promenade ou d'air pur. Il ne suffit pas de parler d'air pur, de parler de l'extérieur, pour brancher la pensée immédiatement sur le dehors."
En même temps qu'à Deleuze, la conférence d'hier, dans sa première partie, rendait hommage aux "nomades intellectuels", ces penseurs refusant à la fois un idéalisme vaporeux et un réalisme épais, suivant un chemin que leur traçait leur amour pour cette terre qu'ils savaient bien habiter. Rimbaud a parcouru le Harrar, Nietzsche s'est établi sur le plateau de l'Engadine où il disait avoir une vision plus lucide que dans n'importe quelle capitale. Thoreau a construit une cabane dans la forêt de Walden. Tous ont vu à un moment donné de leur parcours philosophique et poétique où les menait "l'autoroute de l'Occident" que les travaux de Descartes a inaugurée : ils ont décidé de la quitter pour explorer d'autres voies. Leurs trajectoires sont transversales et circulaires par rapport à celle de la plupart des philosophes post-hégéliens, tachant de suivre la marche d'un progrès illusoire vers la réalisation non moins utopique d'une civilisation harmonieuse. Quant aux philosophes d'aujourd'hui qui ont vu s'écrouler le mythe de la fin de l'Histoire (et avec lui, celui de l'avènement du communisme ou de la mondialisation heureuse), ils ne savent plus quel fondement donner à notre culture et à notre vie commune.
Avec plusieurs exemples concrets, White a montré dans quel état de déliquescence intellectuelle et culturelle notre société entre dans le vingt-et-unième siècle : Je synthétise, j'espère fidèlement, les propos entendus hier : "Descartes a séparé la res cogitans (le Moi) de la res extensa (les choses devenues les "objets") ; le résultat est que nous n'avons gardé du réel que le mesurable ; cela peut-être utile, mais ce n'est pas suffisant ; Cette vision utilitariste nous conduit à perdre le lien qui nous attache avec notre environnement, puis à le détruire ; simultanément, le sujet séparé de l'objet s'est laissé enfermer dans une subjectivité de plus en plus grande au point ne n'avoir plus de contact qu'avec des objets phantasmés. Tout cela doit nécessairement se terminer sur le divan du psychanalyste. Les Romantiques Allemands avaient essayé de réagir. Novalis, Hölderlin, Lenz ont parcouru les forêts en quête d'un rapport perdu avec le monde. L'un d'entre eux a écrit : "ce que tu cherches, c'est un monde". Ils marchaient beaucoup, pleuraient tout en marchant, souffraient, devenaient fous ; ce qui leur a voilé la réalité, c'est le sentimentalisme de leur démarche. Le sentiment ne permet pas au sujet de se libérer d'une subjectivité affamante."
Une certaine mystique chrétienne veut que la pensée commence lorsque le sujet tourne ses regards au plus profond de lui-même pour saisir une réalité plus intime à soi que soi-même. "intimus intimo meo", disait Saint-Augustin (cette réalité étant Dieu bien entendu).
Kenneth White (suivant en cela Deleuze) renverse la proposition : on commence à penser quand on sort de soi et qu'on arrive à parvenir aux frontières de son monde pour trouver le monde : "il s'agit au contraire d'aller au bord, aux frontières de soi-même" écrit-il dans Dialogue avec Deleuze (cf. sur ce thème, mon article paru sur ce blog : along the margins of the sea with Kenneth White)
"Il y a aujourd'hui, une culture pour chaque habitude, chaque gadget ; disait hier Kenneth White, mais aucun fondement solide à notre culture." Des écrivains à la pelle, et parfois bons, mais qui seraient meilleurs s'ils se montraient sensibles aux figures du dehors. Les trente cultures fondamentales, que j'ai étudiées depuis que je sais lire, ont ceci en commun qu'elles instruisent entre les hommes et leur territoire une manière de communication. Notre société n'en est plus aujourd'hui capable."
Dans un poème paru dans le recueil "En toute candeur", White déplore les conséquences de cette perte de rapport entre le soi et le Dehors :
Maintenant dans cette tombe
Les mots se fanent contre le silence maussade
L'oeil en quête de réconfort est circonscrit
Par le toujours pareil payasage, l'esprit
Est vide de sens, toute alliance
Echoue entre le moi et les choses
Et le moi est las de ses masques
De ses conjugaisons et ne demande plus
Du puits empoisonné de la conscience
Le monde des perpétuels commencements
Du libre essor, de l'unité des sentiments
Convaincu que ses revendications sont sans espoir
Il choit dans cette zone où nul oiseau ne chante
Où nulle eau ne ruisselle et ne fleurir nul arbre
Où la pensée n'est rien qu'une tombe béante
La science positiviste dissèque un cadavre, soupèse et mesure tous ses organes, mais ce qui les faisait tenir ensemble, ce qui les mettait en mouvement lui reste inconnu.White a rappelé qu'Albert Einstein avait créé un certain émoi dans les cercles scientifiques parce qu'il ne parlait pas, comme c'était l'usage, "du poids que devait faire la patte d'une mouche à l'âge adulte", mais du cosmos et du temps.
Le discours psychologique n'est pas d'un grand secours parce qu'il tourne le dos aux grandes mythologies qui structurent notre psyché et dont la compréhension seule peut nous aider à sortir du marasme. Le discours sociologique ne laisse pas non plus de place à un discours extérieur à lui-même. Or, comme le faisait remarquer White dans un entretien avec Thierry Pierre en 1993 (Le lieu et la parole,éd. du Scorff, Cléguer : 1997. p63) : "si on considère la société uniquement en termes sociaux, on va vers l'étouffement". Les discours identitaires, aujourd'hui en vogue, ne sont pas beaucoup plus exaltants : "si l'on constate toute une idéologie de l'identité aujourd'hui, c'est parce qu'il y a un désarroi face au cosmopolitisme à l'extérieur et au vide à l'intérieur. Je crois qu'on peut se situer en dehors à la fois du cosmopolitisme et du localisme" (Le lieu et la parole, p73)
J'en viens au principal : la géopoétique comme quête d'un nouveau langage à la mesure du monde :
"Je crois qu'une des vieilles nostalgies humaines, c'est d'avoir un langage qui ne soit pas fait simplement pour la communication, mais qui soit vraiment à la mesure du monde" (Le lieu et la parole, p66)
Hier, Kenneth White a parlé des découvreurs qui a l'instar de Christophe Colomb donnaient aux nouveaux territoires qu'ils venaient de découvrir les noms de personnages ou de terres issues du vieux monde : île Saint-Hélène, Géorgie du Sud et du Nord, New York, Terre Adélie. Ce faisant, ils ignoraient les noms que les autochtones utilisaient pour désigner leur territoire : île aux dorades, Plateau de l'albatros, collines des aïeux. Ces noms pourtant disaient quelque chose du lieu considéré ; ils en disaient en tout cas bien plus que ceux des monarques européens sous l'autorité desquels se faisaient ces découvertes. Ainsi, ces marins, aussitôt après les avoir découvertes, recouvraient les terres qu'ils avaient abordées de significations étrangères.
White rapportait encore que les chamanes dans certaines tribusenjoignent aux individus de quitter au moins une fois l'an le corps social et de séjourner au moins un jour et une nuit loin de tout établissement humain. En quittant provisoirement sa communauté, cette personne, doit se choisir un nom qui la caractérise. Contrairement à ce qui se passe chez les scouts où c'est la collectivité qui rebaptise l'individu en fonction d'un de ses traits de caractère, l'exilé choisit lui-même son totem et doit le garder secret. Ainsi, poursuivait Kenneth White, Marie Dubois devient-elle, pour elle-seule et pendant quelques jours seulement, celle-qui-a-senti-la-pluie-mouiller-ses cheveux. Puis elle retourne au village ou au campement. De cette façon, la vie sociale s'enrichit de ce qu'a pensé et senti "celle-qui-a-senti-la-pluie-mouiller-ses-cheveux" ; a contrario sans possibilité de s'en écarter provisoirement, le corps social étouffe de plus en plus.
Kenneth White, dont les ancêtres ont du se déposséder de leur nom (MacGregor) pour des raisons politiques, a reçu son patronyme d'un aïeul qu'on appelait "le blanc" (ban). Il habite aujourd'hui, près de Trébeurden, un lieu-dit Gwenved ("Monde blanc" en breton) Le jeune Kenneth a pris à coeur ce nom que lui ont légué les hasards de l'Histoire et s'est toujours passionné pour les espaces blancs : ceux des glaciers et de la banquise, dont parle abondamment sa poésie, mais aussi ceux du vide, creuset d'où va surgir un nouveau langage à travers lequel les choses pourront nous saisir à nouveau.
Cependant, ce travail sur la chair des mots ne suffit pas. Plus importante encore est la dénomination et la volonté qui lui est sous-jacente. S'agit-il de trouver des appellations qui recouvrent les choses ou qui les dévoilent ? Et dans le deuxième cas, comment le poète peut-il s'adresser aux choses avec une langue adéquate ? Le problème est d'ordre à la fois social et philosophique. Il est philosophique, parce que c'est le rapport entre le signifiant et la chose qui est questionné, il est social parce que la question ainsi posée implique que le langage ne serve pas à communiquer seulement avec ses congénères, mais également avec les éléments du dehors.
Le monde social doit faire une place à ce qui le nie : l'errance, l'érémitisme, la solitude, la contemplation du cosmos, le chant du Tout que Moitessier disait écouter en traversant les océans.
Brancher la pensée sur le dehors
C'est tout cela que Kenneth White est venu dire au public de la Fête du livre de Bécherel, hier, en milieu d'après-midi.
Je ne vais pas retracer l'ensemble de sa conférence. Je renvoie le lecteur à l'ouvrage, "le plateau de l'albatros", qui fournit une excellente introduction à la géopoétique telle que White en a exposé à nouveau les principes et la nécessité dans la Salle des Fêtes de la "Cité du livre", devant un auditoire d'une centaine de personnes.
Hier, Kenneth White a beaucoup parlé de philosophie. Dans un livre récemment paru (en avril 2007), Dialogue avec Deleuze, il analyse les échanges qu'il a eus avec le penseur du Chaos, depuis la préparation de sa soutenance (Deleuze faisait partie de son jury de thèse en 1978) jusqu'à la publication de Mille plateaux en 1986 essai dans lequel Deleuze manifeste qu'il s'est en partie trompé sur les intentions de White.
Kenneth White ne s'est pas étendu sur ce problème qui concerne plutôt le monde universitaire que son lectorat breton venu entendre la parole d'un poète et d'un penseur du rapport de l'homme avec la nature. De Deleuze, White a seulement rappelé ce passage qui, disait-il, caractérise le mieux son propre travail d'intellectuel : "Brancher la pensée sur le dehors, c'est ce que, à la lettre, les philosophes n'ont jamais fait, même quand ils parlaient de promenade ou d'air pur. Il ne suffit pas de parler d'air pur, de parler de l'extérieur, pour brancher la pensée immédiatement sur le dehors."
En même temps qu'à Deleuze, la conférence d'hier, dans sa première partie, rendait hommage aux "nomades intellectuels", ces penseurs refusant à la fois un idéalisme vaporeux et un réalisme épais, suivant un chemin que leur traçait leur amour pour cette terre qu'ils savaient bien habiter. Rimbaud a parcouru le Harrar, Nietzsche s'est établi sur le plateau de l'Engadine où il disait avoir une vision plus lucide que dans n'importe quelle capitale. Thoreau a construit une cabane dans la forêt de Walden. Tous ont vu à un moment donné de leur parcours philosophique et poétique où les menait "l'autoroute de l'Occident" que les travaux de Descartes a inaugurée : ils ont décidé de la quitter pour explorer d'autres voies. Leurs trajectoires sont transversales et circulaires par rapport à celle de la plupart des philosophes post-hégéliens, tachant de suivre la marche d'un progrès illusoire vers la réalisation non moins utopique d'une civilisation harmonieuse. Quant aux philosophes d'aujourd'hui qui ont vu s'écrouler le mythe de la fin de l'Histoire (et avec lui, celui de l'avènement du communisme ou de la mondialisation heureuse), ils ne savent plus quel fondement donner à notre culture et à notre vie commune.
Maintenant dans cette tombe
Avec plusieurs exemples concrets, White a montré dans quel état de déliquescence intellectuelle et culturelle notre société entre dans le vingt-et-unième siècle : Je synthétise, j'espère fidèlement, les propos entendus hier : "Descartes a séparé la res cogitans (le Moi) de la res extensa (les choses devenues les "objets") ; le résultat est que nous n'avons gardé du réel que le mesurable ; cela peut-être utile, mais ce n'est pas suffisant ; Cette vision utilitariste nous conduit à perdre le lien qui nous attache avec notre environnement, puis à le détruire ; simultanément, le sujet séparé de l'objet s'est laissé enfermer dans une subjectivité de plus en plus grande au point ne n'avoir plus de contact qu'avec des objets phantasmés. Tout cela doit nécessairement se terminer sur le divan du psychanalyste. Les Romantiques Allemands avaient essayé de réagir. Novalis, Hölderlin, Lenz ont parcouru les forêts en quête d'un rapport perdu avec le monde. L'un d'entre eux a écrit : "ce que tu cherches, c'est un monde". Ils marchaient beaucoup, pleuraient tout en marchant, souffraient, devenaient fous ; ce qui leur a voilé la réalité, c'est le sentimentalisme de leur démarche. Le sentiment ne permet pas au sujet de se libérer d'une subjectivité affamante."
Une certaine mystique chrétienne veut que la pensée commence lorsque le sujet tourne ses regards au plus profond de lui-même pour saisir une réalité plus intime à soi que soi-même. "intimus intimo meo", disait Saint-Augustin (cette réalité étant Dieu bien entendu).
Kenneth White (suivant en cela Deleuze) renverse la proposition : on commence à penser quand on sort de soi et qu'on arrive à parvenir aux frontières de son monde pour trouver le monde : "il s'agit au contraire d'aller au bord, aux frontières de soi-même" écrit-il dans Dialogue avec Deleuze (cf. sur ce thème, mon article paru sur ce blog : along the margins of the sea with Kenneth White)
"Il y a aujourd'hui, une culture pour chaque habitude, chaque gadget ; disait hier Kenneth White, mais aucun fondement solide à notre culture." Des écrivains à la pelle, et parfois bons, mais qui seraient meilleurs s'ils se montraient sensibles aux figures du dehors. Les trente cultures fondamentales, que j'ai étudiées depuis que je sais lire, ont ceci en commun qu'elles instruisent entre les hommes et leur territoire une manière de communication. Notre société n'en est plus aujourd'hui capable."
Dans un poème paru dans le recueil "En toute candeur", White déplore les conséquences de cette perte de rapport entre le soi et le Dehors :
Maintenant dans cette tombe
Les mots se fanent contre le silence maussade
L'oeil en quête de réconfort est circonscrit
Par le toujours pareil payasage, l'esprit
Est vide de sens, toute alliance
Echoue entre le moi et les choses
Et le moi est las de ses masques
De ses conjugaisons et ne demande plus
Du puits empoisonné de la conscience
Le monde des perpétuels commencements
Du libre essor, de l'unité des sentiments
Convaincu que ses revendications sont sans espoir
Il choit dans cette zone où nul oiseau ne chante
Où nulle eau ne ruisselle et ne fleurir nul arbre
Où la pensée n'est rien qu'une tombe béante
La science positiviste dissèque un cadavre, soupèse et mesure tous ses organes, mais ce qui les faisait tenir ensemble, ce qui les mettait en mouvement lui reste inconnu.White a rappelé qu'Albert Einstein avait créé un certain émoi dans les cercles scientifiques parce qu'il ne parlait pas, comme c'était l'usage, "du poids que devait faire la patte d'une mouche à l'âge adulte", mais du cosmos et du temps.
Le discours psychologique n'est pas d'un grand secours parce qu'il tourne le dos aux grandes mythologies qui structurent notre psyché et dont la compréhension seule peut nous aider à sortir du marasme. Le discours sociologique ne laisse pas non plus de place à un discours extérieur à lui-même. Or, comme le faisait remarquer White dans un entretien avec Thierry Pierre en 1993 (Le lieu et la parole,éd. du Scorff, Cléguer : 1997. p63) : "si on considère la société uniquement en termes sociaux, on va vers l'étouffement". Les discours identitaires, aujourd'hui en vogue, ne sont pas beaucoup plus exaltants : "si l'on constate toute une idéologie de l'identité aujourd'hui, c'est parce qu'il y a un désarroi face au cosmopolitisme à l'extérieur et au vide à l'intérieur. Je crois qu'on peut se situer en dehors à la fois du cosmopolitisme et du localisme" (Le lieu et la parole, p73)
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J'en viens au principal : la géopoétique comme quête d'un nouveau langage à la mesure du monde :
"Je crois qu'une des vieilles nostalgies humaines, c'est d'avoir un langage qui ne soit pas fait simplement pour la communication, mais qui soit vraiment à la mesure du monde" (Le lieu et la parole, p66)
Hier, Kenneth White a parlé des découvreurs qui a l'instar de Christophe Colomb donnaient aux nouveaux territoires qu'ils venaient de découvrir les noms de personnages ou de terres issues du vieux monde : île Saint-Hélène, Géorgie du Sud et du Nord, New York, Terre Adélie. Ce faisant, ils ignoraient les noms que les autochtones utilisaient pour désigner leur territoire : île aux dorades, Plateau de l'albatros, collines des aïeux. Ces noms pourtant disaient quelque chose du lieu considéré ; ils en disaient en tout cas bien plus que ceux des monarques européens sous l'autorité desquels se faisaient ces découvertes. Ainsi, ces marins, aussitôt après les avoir découvertes, recouvraient les terres qu'ils avaient abordées de significations étrangères.
White rapportait encore que les chamanes dans certaines tribusenjoignent aux individus de quitter au moins une fois l'an le corps social et de séjourner au moins un jour et une nuit loin de tout établissement humain. En quittant provisoirement sa communauté, cette personne, doit se choisir un nom qui la caractérise. Contrairement à ce qui se passe chez les scouts où c'est la collectivité qui rebaptise l'individu en fonction d'un de ses traits de caractère, l'exilé choisit lui-même son totem et doit le garder secret. Ainsi, poursuivait Kenneth White, Marie Dubois devient-elle, pour elle-seule et pendant quelques jours seulement, celle-qui-a-senti-la-pluie-mouiller-ses cheveux. Puis elle retourne au village ou au campement. De cette façon, la vie sociale s'enrichit de ce qu'a pensé et senti "celle-qui-a-senti-la-pluie-mouiller-ses-cheveux" ; a contrario sans possibilité de s'en écarter provisoirement, le corps social étouffe de plus en plus.
Kenneth White, dont les ancêtres ont du se déposséder de leur nom (MacGregor) pour des raisons politiques, a reçu son patronyme d'un aïeul qu'on appelait "le blanc" (ban). Il habite aujourd'hui, près de Trébeurden, un lieu-dit Gwenved ("Monde blanc" en breton) Le jeune Kenneth a pris à coeur ce nom que lui ont légué les hasards de l'Histoire et s'est toujours passionné pour les espaces blancs : ceux des glaciers et de la banquise, dont parle abondamment sa poésie, mais aussi ceux du vide, creuset d'où va surgir un nouveau langage à travers lequel les choses pourront nous saisir à nouveau.
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