histoire de la pomme (chapitre IV : Fiona et Henry chassés de la TGBNF)

Fiona est la pomme qui rougit sur la branche la plus haute, celle que les cueilleurs ont délaissée. Les producteurs de télévision, les animateurs de radio, les agences de marketing, la Direction des ressources humaines de la Très Grande Bibliothèque Nationale de France sont passés à côté ; aucun d’entre eux n’a pu l’atteindre, elle, qui mûrissait sur la plus haute des branches où peut croître un esprit. Ce n’est pas rien de retrouver le Paradis.
Fiona a dérobé au PDG la clé qui permet d’ouvrir la cage dans laquelle pousse le pommier. Elle avait convaincu Henry de l’accompagner. Ils ont déjoué la nuit suivante la surveillance des gardiens quand ils ont fermé, l’une après l’autre, toutes les salles du bâtiment. Ensemble, ils se sont rendus dans le jardin, ont ouvert la porte vitrée derrière laquelle les branches du pommier s’élançaient vers le rectangle étoilé laissé à découvert. Malheureusement, ils n’ont pas vu l’œil protubérant de la caméra qui les fixait ni senti le PDG insomniaque qui les regardait faire depuis son bureau (tour 3, étage 10, couloir B). Henry, plus grand qu’elle, s’est juché sur la pointe de ses pieds pour attraper la pomme. Avec une paire de ciseaux, elle l’a pelée et découpée en quartiers dont elle a donné la moitié à son compagnon.
La pomme avait la saveur d’un autre temps d’avant le temps.
Puis ils se sont dénudés et ont fait l’amour au pied du pommier.
Quelques jours plus tard une fraction du conseil d’administration réuni en conseil de discipline a prononcé à l’encontre des deux fonctionnaires un renvoi pour tentative de vol et comportement impropre à la fonction de bibliothécaire. Avant que le conseil des Prud’hommes n’émette un avis, Fiona et Henry avaient quitté leurs fonctions et la TGBNF en emportant deux livres : les poèmes de Sapho et un manuel ancien (du XVIIIème siècle) pour l’entretien des vergers. Personne ne s’est soucié de ce vol (qui, cette fois, était avéré) parce qu’après les avoir digitalisés, on oubliait les livres dans les caves que l’on creusait au fur et à mesure dans les sous-sols gorgés d’eau de la TGBNF.
Fiona et Henry se sont installés sur une île de la mer de l’Europe Occidentale dépourvue d’habitants, ignorée de la Politique Agricole Commune. Ils y ont planté un verger. Ils vivent aujourd’hui de la pêche et de la solidarité que leur témoignent leurs voisins répartis dans les autres îles de l’archipel. En échange ils leur donnent quantités de leurs pommes à savourer. Quand ils les croquent, les îliens disent qu’elles ont le goût d’un océan plus vaste que l’Océan qui les entoure.
Les oiseaux terriens s’aventurent loin des côtes pour aller picorer ces fruits tavelés.
Dans le livre de Attâr, la conférence des oiseaux déclare : « Dieu est saveur »
Le savoir est aussi, avant toute chose, une saveur.