histoire de la pomme (chapitre III : le respect du à la pomme)
La Politique Agricole Commune faisait pleuvoir ses subventions sur l’Europe. Elle n’avait pas encore subi sa première réforme et encourageait les agriculteurs qui n’avaient pas d’autre choix à produire sans tenir compte du marché. La chute des cours précipitait régulièrement des paysans écoeurés devant les préfectures en état de siège. Des charrois de camionnettes déversaient régulièrement leur contenu sur les places de nos villes. C’est ainsi qu’un jour de 1986, devant le collège de Saint Brieuc où nous résidions, ma mère et moi avons vu arriver deux camions chargés de pommes toutes désirables et pourtant chacune surnuméraire. Leurs bennes se sont ouvertes lentement. Une marée rouge et verte a envahi la chaussée. Depuis notre balcon, ma mère insultait les conducteurs. J’ai oublié les insultes mais pas la terreur que m’inspiraient ces Jacquous de la PAC ni surtout la peur de les voir prendre l’ascenseur pour passer sur nous leur rage de destruction.
Il en va de la pomme comme du pain dans les pays musulmans où on la cultive : quand on en trouve une par terre, on la met sur un mur. Car la pomme n’est pas une variable économique, c’est un don de Dieu et un cadeau de la Terre, c'est une aumône au pauvre de passage. On met la pomme sur un mur afin qu’elle ne pourrisse pas, qu’elle ne soit pas dévorée par un goret, que le vieux mendiant au dos cassé n’ait pas à se pencher pour la ramasser.
Mais ce qu’un commandement religieux peut obtenir des croyants quand les pauvres se nourrissent de pommes et que ces pommes, d’ailleurs, ont du goût, quelle morale civique peut nous y contraindre quand les pommes sont produites en quantité excessive, que les pauvres se nourrissent de barres chocolatées en promotion et que les fruits accessibles en toute saison ont perdu en goût ce qu’ils ont gagné en étiquettes ?
A Rennes, notre professeur de grec se met à disserter de façon impromptue sur le jardin des Héspérides qui se situe selon la mythologie (et l’étymologie) là « où se couche le Soleil » entre les colonnes d’Hercule, à deux pas de Gibraltar. L’idée que des générations d’hommes ont eu de chercher un paradis terrestre m’a toujours fasciné : Marco Polo marchant dans le Takla-Makan pensait-il à autre chose et Christophe Colomb abordant Hispagnola désirait-il vraiment prouver la théorie du Passage par l’Ouest ? J’en étais là de mes rêveries, quand l'hélléniste finit son discours par ces mots : « Ce sont donc les Pommes d’Or qu’Hercule est allé chercher dans le jardin des Héspérides pour accomplir son sixième travail. Cela me fait mal d’en parler aujourd’hui, quand je pense à quel point les pommes « Golden » que nous achetons au supermarché sont dégueulasses. »
Le filigrane de toute histoire de pomme, c’est le Paradis perdu.
Le respect de la pomme aurait pu passer par une référence obligatoire dans toute histoire de pomme à la Toute Première que mentionne la Genèse.
Enis Batur, romancier et journaliste turc, s’est livré pendant l’été 2002 à une longue dissertation mi-philosophique mi-mythologique sur l’Origine du Monde de Courbet. Dans l’édition française de La pomme (Actes Sud 2005) qui en est résultée, on peut lire les lignes suivantes : « Aucune main ne tremble à l’idée qu’elle reproduit le péché originel chaque fois qu’elle se tend vers une pomme pour la porter à des lèvres qui vont la mordre et qu’elle la repose dans l’assiette avant de la redonner à mordre. Or donc, tout comme certains avaient pu rendre obligatoire le salut au chapeau, certaines auraient du d’une manière ou d’une autre effacer toutes les histoires de pommes, faisant en sorte que seule la première restât en circulation. »
Enis Batur par ailleurs remarque que l’iconographie du sexe de la femme est bien plus pauvre que celle de l’homme à la Renaissance. Volubilité du pénis, silence du vagin. Sa thèse est que la pomme, celle dans laquelle mordit Adam, en est la représentation symbolique.
Le premier don de la pomme nous incite à penser que la connaissance entretient un rapport étroit avec le plaisir.
Malgré la fadeur de la « golden », qu’une femme me tende innocemment un de ces fruits, je ne peux m’empêcher d’y voir un geste plus qu’érotique : paradisiaque.