Lord John "Jacko" Reilly
A moins peut-être que dans un prochain voyage en Irlande, je me rende un jour dans le comté de Boyle où il est mort en 1969, je ne saurai sans doute rien de plus sur celui qui a passé une grande partie de sa vie à voyager tout en semant sur sa route des chansons inconnues des Folkloristes.
C'est de ses parents que John "Jacko" Reilly, né à Shannon en 1926, tient la majeure partie de son répertoire. Je l'imagine assez bien comme une sorte de chanteur nomade vagabondant à la manière des bardes sur les routes de l'Ouest Irlandais, chantant dans les pubs des chants qui proviennent d'un autre âge, devant des hommes subitement dégrisés, soudainement ravis, progressivement contraints de contempler leur propre humanité avec tout ce qu'elle comporte : les voyages aventureux, les prisons, l'inceste et la piété filiale, l'amour et l'oubli de l'amour.
Grâce à John Reilly ont ressuscité dans la langue anglaise des chants que l'on croyait définitivement perdus. "The Well below the valley", par exemple, relate la rencontre d'un pélerin (ou peut-être est-ce Jésus lui-même) avec une femme qui ressemble à la Samaritaine des Evangiles. Celle-ci a eu six enfants de trois hommes de sa famille : son frère, son père et son oncle. Le voyageur révèle cela de façon mystérieuse et dit en outre où ces enfants sont enterrés. Avant de partir, il prédit la punition qui attend cette femme en enfer. John Reilly a chanté cette chanson à Tom Munnelly en 1963, mais d'autres ont dit plus tard après l'édition du 78 tours de Planxty, le groupe de Munnelly, qu'ils la connaissaient par coeur depuis leur enfance. Comme l'a noté le chanteur Christy Moore dans ses cahiers, les connotations de cette chanson sont suffisamment sombres pour qu'elles agissent un peu à la manière d'un tabou. Nul ne sait pourquoi la victime dont ont abusé tour à tour trois hommes de sa famille est en plus condamnée à brûler sept ans en enfer. Le mystère est plutôt que cette chanson se soit perpétuée malgré la répugnance de ceux qui l'ont héritée de leur famille à la chanter en public.
La chanson que je préfère est le fameux "Lord Baker" que je connais par coeur à force d'en écouter la version donnée par Christy Moore et Sinead O'Connor. Ce duo mixte, dans lequel Moore chante de préférence les paroles de Lord Baker et du portier et S. O' Connor, celles de la fille du Turc et de la mère de la fiancée (les parties narratives sont interprêtées en duo) renforce, par rapport aux versions antérieures de Jacko, de Munnelly et de Moore en solo, l'impression qu'il s'agit davantage d'un dialogue entre deux âmes que d'une fable à caractère épique.
L'argument de cette chanson réapparue dans la région de Galway était connu sous un autre titre en Angleterre. En effet, Young Beichan, dont on a sauvé de nombreuses versions raconte également l'histoire d'un Lord aventureux qui décide de s'embarquer sur les mers afin de visiter de lointains pays. Capturé par un Maure (un Turc dans Lord Baker) il est torturé et enfermé dans une geôle du palais. Comme dans Lord Baker, la fille de son persécuteur le prend en pitié et lui promet la liberté en échange d'une promesse : qu'à son retour au Northumber, il reste 7 ans sans se marier à l'attendre, et alors elle viendra et l'épousera. De retour à ses terres, Lord Baker observe ce voeu presque jusqu'au bout (pendant 14 ans dans Lord Baker). Il reste fidèle à la fille du geôlier, comme notre Jauffré Rudel national à la comtesse de Tripoli. Mais juste avant le terme, il décide néanmoins de se marier avec une dame qui l'aime surtout pour ses richesses. Dans Young Beichan, un esprit avertit la fille du Turc de la menace qui pèse sur leur amour. Celle de Lord Baker embarque spontanément vers le Northumber où après avoir longtemps navigué, elle arrive en grand apparat à la porte du château. Le page l'accueille et lui demande la raison de sa venue.
Pour ce qui suit, je préfère citer les termes de la chanson. Si l'on excepte les sévices que connaît Young Beichan dans les prisons du Turc, c'est dans ce dernier "acte" que "Lord Baker", plus concentré, diffère le plus de "Young Beichan" qui pêche un peu par excès de prolixité :
"Is this Lord Baker's palace?" replied the lady
"Or is his lordship himself within?"
"This is Lord Baker's palace" replied the porter,
"This very day took a new bride in."
"Well ask him send me a cut of his wedding cake
A glass of his wine that been e'er so strong
And to remember the brave young lady
Who did release him in Turkey land."
In goes, in goes, the young foot soldier
Kneels down gently on his right knee
"Rise up, rise up now the brave young porter,
What news, what news have you got for me?"
Singing, "I have news of a grand arrival,
As fair a lady as the eye could see
She is at the gate
Waiting for your charity."
"She wears a gold ring on every finger,
And on the middle one where she wears three,
She has more gold hanging around her middle
Than'd buy Northumber and family."
"She asked you send her a cut of your wedding cake
A glass of your wine, it been e'er so strong,
And to remember the brave young lady
Who did release you in Turkey land."
Down comes, down comes the new bride's mother
"What will I do with my daughter dear?"
"I know your daughter, she's not been covered
Nor has she shown any love for me."
"Your daughter came with one pack of gold
I'll avert her home now, with thirty-three."
He took his sword all by the handle
And cut the wedding cake, in pieces three
Singing "here's a slice for the new bride's mother
A slice for me new love and one for me."
And then Lord Baker, ran to his darling
Of twenty-one steps, he made but three
He put his arms around Turkey's daughter
And kissed his true love, most tenderly.
On peut songer en écoutant cette chanson aux motifs qui ont fait la célébrité des Troubadours, au fin'amor, au contexte des croisades, mais il demeure évident que, comme Jésus et la Samaritaine pour "The well below the valley", c'est avant tout le Cantique des Cantiques qui joue le rôle d'hypertexte pour Lord Baker et Young Beichan. Ce qui retient mon attention et me plaît dans ce chant par rapport à celui de l'Ecriture Sainte, c'est la fragilité de l'amour du Lord ; c'est au personnage féminin qu'il appartient de voler au secours de cet amour menacé par l'oubli ou le désespoir. L'allégorie qui affleure dans le Cantique de Salomon en est un peu perturbée : Dieu qui délivre les âmes est ici représenté sous l'aspect de la fille d'un Mahométan qui accourt pour retrouver celui qu'elle aime et qui l'a oubliée. Ce n'est sans doute pas une version très catholique des noces spirituelles (pas plus que la condamnation de la puisatière dans "The well below the valley" n'est un exemple de charité).
De quoi s'agit-il donc alors ? Qui est l'auteur de ces chansons "hérétiques" (au sens étymologique : qui n'hérite pas d'une doctrine mais la choisit comme elle lui convient) : le Volksgeist ? L'esprit des trouvères qui valorisait l'amour féminin ? l'invention d'un barde né d'amours incestueuses et tourmenté par cette souillure ? Je n'ai malheureusement pas le temps d'aller plus loin dans cette recherche. De même, je doute qu'on sache jamais rien de plus sur John J. Reilly, balladin dans les deux orthographes du terme. C'est pourquoi cet article se veut un hommage à Jacko et à travers lui à tous ceux, héritiers et collecteurs de chants traditionnels, qui colportent jusqu'à nos oreilles distraites des chants nés du mystère et de la nuit des temps.