le choix du cadre

Publié le par Damien

Voir.

Les aveugles usent de ce mot plus que la moyenne de la population, paraît-il, et rarement sous une forme négative. Ceux qui voient vraiment savent-ils mieux qu’eux, ce que c’est que voir ?

 

 

 

Si de passage à Lyon, vous vous promenez au Parc de la tête d’Or, vous verrez que les allées principales et les bords du lac sont jalonnés de cadres en bois plantés dans la pelouse à l’aide de piquets. Ces cadres se trouvent placés à peu près à un mètre quarante du sol, au niveau des yeux d’un individu de taille moyenne. Qu’y a t-il au centre de ces quatre lattes de bois ?

Rien.

Le bord inférieur porte seulement la légende suivante : « Le parc de la Tête d’Or, ses vues, ses perspectives. ».

On a compris avant même de l’avoir lue que le tableau encadré de la sorte n’est autre que le parc lui même ou plutôt l’un de ses éléments : son lac, une sculpture, un vieil arbre.

L’immédiateté de cette compréhension ne nous permet pas de prendre conscience tout de suite du ridicule de ce dispositif : encadrer la nature, cela revient un peu à construire un barrage en pleine mer. L’avantage du cadre, c’est ce qu’il permet d’exclure. Or ici il n’exclut rien en tant que tel. C’est le passant qui restreint lui-même son champ de vision en se rapprochant du cadre pour voir ce qu’il y a d’intéressant à voir à travers lui. Or ce qu’il y a d’intéressant n’est rien d’autre que ce qu’il aurait pu voir sans l’aide d’un cadre s’il avait eu l’envie de s’arrêter et de concentrer son attention sur ce qu’il voyait (cela s’appelle regarder).

Si ce cadre n’exclut rien, en revanche, il inclut puisqu’il fait de la vue du parc une « perspective » (au sens artistique et louisquatorzien du terme)

 

 

 

La scène qui a suivi m’a permis de comprendre que l’office que remplissait le cadre n’était pas aussi vide que ce cadre lui-même.

Face à moi est arrivé un groupe d’étudiantes espagnoles qui s’est divisé en deux à la hauteur du panneau. L’une des étudiantes est restée devant le cadre avec un appareil photographique (devant le cadre, c’est à dire par rapport à l’endroit d’où l’on est supposé voir à travers lui) les trois autres se sont mises derrière. Le cadre en bois à servi de cadre à la photographe. Mais il va de soi que l’encadrement lui-même fait d’une matière vile et d’un assemblage quelconque ne figurera pas sur l’image. Pour les personnes qui verront la photo, il n’aura pas existé. Pourtant en cette occasion il a servi de réflexe déclencheur.

 

 

 

         Sur les pelouses devant les colonnes en hémicycle de la Maison Blanche, une estrade a été plantée : premier cadre. Devant cette estrade un quadrilatère a été délimité au moyen de bandes striées de rouge et de blanc du genre de celles dont on se sert pour définir un « périmètre de sécurité » : deuxième cadre. Sur l’estrade montent Begin, Arafat et Clinton. Les deux premiers prennent place de part et d’autre du troisième et se saluent devant Dieu le Père qui ouvre les bras dans un mouvement de conciliation. On se croirait à l’intérieur du cadre de l’icône de Roublev. Un peloton de photographes a depuis longtemps été compressé à l’intérieur du périmètre de « sécurité » par les policiers et attend patiemment l’épiphanie. Quand arrivent les personnages et surtout quand survient la poignée de main, les appareils crépitent, tous à l’exception de celui d’Albert Mingan (world press award en 1984) qui refuse de prendre la photo parce qu’il n’a pas eu le choix du cadre.

 

 

 

Avant de tomber sur cet étrange concept décoratif (car je suppose qu’il est conçu comme un moyen de mettre en valeur le parc) je connaissais le quadrilatère de la défense dont Marguerite Duras disait qu’il était une allégorie de l’absence de Dieu et surtout j’avais vu à Collioure un dispositif du même genre que celui de la Tête d’Or. Le cadre d’alors était doré rappelant de façon évidente les musées de peinture et en particulier celui des Fauvistes qui se trouvait près du port. D’ailleurs le cadre était disposé de telle sorte au bord du chemin que ce qu’il « emprisonnait » était le phare exactement comme dans le tableau de Derain exposé à Collioure. L’objet m’avait alors semblé étrange, mais j’y voyais une incitation non pas à admirer béatement le port de Collioure, mais à aller voir le Derain au musée.

Le parc de la tête d’Or n’a pas connu son Derain, mais je soupçonne que ces cadres sont un symptôme, inconscient bien sûr, de notre rapport à la nature. La Nature…peu de gens continuent d’y voir aujourd’hui l’œuvre d’un Créateur, mais une clique de plus en plus grande veille à faire respecter ses droits sur les panoramas. Les droits d’auteur qui concernent initialement les œuvres d’art finissent par s’appliquer sous couvert de droits sur l’image à des pans entiers de notre paysage, comme par exemple la maison de Roch Avron (Côtes d’Armor) ou bien les volcans d’Auvergne. Voilà bien ce que symbolisent ces cadres par lesquels on regarde les divers éléments du Parc de la Tête d’or. En somme, ces armatures nous semblent dire : « mettez-vous bien dans la tête que le paysage que vous contemplez ici vous est offert par la Mairie de Lyon ». Il faudrait s’habituer à considérer que tous les paysages sont assimilables à des œuvres d’art, y compris les plus naturels comme la mer armoricaine ou la chaîne du Massif central. « Naturel, qu’est-ce qu’il y a de naturel aujourd’hui ? ». L’objection est à prendre en compte. Lorsqu’une pluie mouille votre imperméable, qui vous dit en effet 1.qu’elle n’est pas acide 2. Qu’elle ne constitue pas l’une des manifestations du réchauffement climatique dont seuls des climatalogues stipendiés par Exxon ou Texaco peuvent continuer de soutenir qu’il n’est pas dû à l’activité humaine ? Il en va de même des « paysages » : on sait bien qu’en tant que tels ils ne sont plus l’affaire du Bon Dieu ni du hasard mais celle des vautours-opertors (Heidegger montrait déjà dans les années 50 que les paysages du Rhin qu’a chantés Hölderlin n’existaient désormais plus que pour être commis à l’industrie du tourisme.)

 

 

 

C’est devenu aussi l’affaire des Juristes :

Qu’est-ce que le domaine public ? Voilà bien longtemps, c’est vrai que la jurisprudence en a fait une juxtaposition ou plutôt un conflit de subjectivités dont l’argent est la seule commune mesure.

Qu’arrive t-il si contrairement à l’étudiante je ne photographie pas dans le cadre mais si j’en fais l’élément central de mon cliché et que je publie celui-ci ? Sans doute devrai-je m’acquitter d’un droit pour compenser (de quel préjudice ?) l’auteur du concept -pardon de l’œuvre d’art.

Car cette mode qui consiste à souligner lourdement les œuvres d’autrui y compris de Celui dont l’Arche de la Défense témoigne de l’absence, cette façon de s’emparer et d’encadrer le regard du spectateur, ignore semble t-il l’oeuvre de Buren. Au contraire ceux d’entre vous qui ont regardé leurs pieds en arpentant la place des Terreaux voient certainement de quoi il s’agit. Daniel Buren, loin de jouer les surligneurs de beautés à promouvoir, utilisait la même technique d’encadrement pour montrer à quel point le regard de l’homme contemporain est conditionné par les industries culturelles. En 1977, en effet, il a encadré de ses fameuses rayures noires et blanches toutes les œuvres du musée de Hartford (Connecticut) qui se trouvaient devant une ouverture de salle : une façon de montrer que ces tableaux ont été mis à cette place privilégiée non par hasard mais parce qu’ils correspondent le mieux aux goûts des conservateurs.

Ce n’est évidemment pas la volonté de promouvoir un site qui a mené les Japonais à édifier ces portiques ouverts sur des baies ou des chutes et qu’ils appellent « Sha-Kkei ». La méditation doit bien fixer l’attention sur quelque chose. Et puis Sha-Kkei signifie littéralement « emprunter le paysage ». Il ne s’agit pas de se l’approprier encore moins de le « valoriser ».

 

 

 

Je disais à l’instant que la méditation qui est une façon de regarder parmi d’autres avait besoin d’un cadre. Mais l’homme contemporain doit-il attendre qu’on lui fournisse ce cadre réduit aux dimensions d’un tableau de dessus de cheminée ?

Le philosophe Wittgenstein a écrit le 8 octobre 1916 :

« En tant que chose parmi les choses, chaque chose est également insignifiante ; en tant que monde, chacune est également significative.

 

 

 

 

Si j’ai contemplé le poêle, et que l’on me dise : maintenant tu ne connais que le poêle, -le résultat de ma contemplation paraît bien mince. Car la situation est présentée comme si j’avais étudié le poêle pris parmi la multitude des choses du monde. Mais puisque j’ai contemplé le poêle, c’était lui mon monde, et tout le reste était flou en comparaison. »

Le regard de Wittgenstein n’a pas dédaigné s’attarder sur un poêle. Celui de Van Gogh s’est arrêté sur ses bottines ; il en est résulté la série de tableaux que l’on connaît et dont Heidegger disait que chacun d’eux en tant qu’œuvre d’art installait un monde pour l’éclosion de la vérité. Ce que les promoteurs de paysages encadrent aujourd’hui, ce ne sont que les trois étoiles des guides Michelin. De même les photos que nous faisons à Djerba sont celles que nous avons vues sur le dépliant du voyage. Eviter de tomber dans ces panneaux ne nous oblige pas à aller mettre à bas ceux de la Tête d’Or, mais nous pouvons soit ne pas les voir, soit y reconnaître nous aussi une allégorie. Non pas une allégorie de l’absence de Dieu, mais une allégorie de la liberté du regard en voie de disparition.

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Publié dans philosophie

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