Folie et majesté des Pink Floyd
Le rock 'n roll est lié à la transe comme la danse l'était à l'origine au dieux du feu et de la pluie.
Il y a une ivresse propre au rock qui malheureusement se combine souvent trop bien à d'autres ivresses moins spirituelles : alcool, LSD, ecstasy.
A vrai dire, je n'ai jamais su ce qu'on appelait rock'n roll ou pop. Je ne cache pas mon mépris pour Elvis Presley et ses chansons sucrées, je suis relativement indifférent à toute la période qui précède les Beatles et je dois dire qu'après avoir idolâtré pendant mon enfance les 4 de Liverpool, je ne les écoute presque plus.
En revanche, s'il est un groupe qui m'a toujours passionné, c'est bien le Pink Floyd. C'est avec eux que j'ai découvert la technologie numérique. Le premier CD que j'ai acheté était l'album Dark of the moon, que j'ai conservé intact depuis malgré la fragilité de ce support.
Je tiens l'interprétation d'Astronomy Domine par Syd Barrett à l'UFO club en 1966 pour le moment fondateur de la pop psychédélique et un évenement particulièrement saillant de l'histoire du rock.
A l'autre extrémité de l'histoire du groupe, l'album The Wall (1982) a énormément marqué mon adolescence. Pourtant entre ces deux dates 1966 et 1982, le groupe a connu des changements considérables, à commencer par la perte de son fondateur Syd Barrett qui s'en est retiré définitivement en 1968. La mode psychédélique a disparu, le rock est devenu la musique avec laquelle on vend des voitures à la télé, ou bien des rasoirs, ou même des grille-pains.
Le rapport du groupe avec le public pendant les performances semble avoir également beaucoup changé : on est passé des night-clubs branchés du swinggin' london aux grands-messes organisées comme un théâtre d'art total. L'imaginaire de Pink Floyd a parallèlement beaucoup évolué. La part enfantine, mélancolique et souvent extravagante de Syd Barrett a laissé place aux thèmes chers à Waters : l'aliénation de l'individu contemporain par l'idéologie, l'éducation, le confort moderne et la consommation.
Pour se rendre compte du changement opéré, on peut visionner tour à tour deux vidéos sur Youtube qui sont comme deux cliché de deux époques qui se tournent le dos l'une à l'autre.
Dans le premier clip, les images de mini-jupes et de body art insérées par le réalisateur peuvent nous faire passer à côté de ce que signifie vraiment la musique de ce quattuor d'étudiants : elle met en tension. Au début, on essaie de swinguer dessus, comme la twiggy en jupe jaune, mais bien vite, les spectateurs sont dépassés par les improvisations abstraites et presque anarchiques de Syd Barrett (dans le clip, T.shirt rayé noir et rouge) ; ils ne peuvent plus que trembler intérieurement et extérieurement comme des quakers dionysiaques.
En 1982, c'est un show d'un tout autre genre que les fans de Pink Floyd découvrent en allant voir au cinéma le film d'Allan Parker, the Wall :
Le chanteur (Pink dans le film) est devenu un nazillon qui harangue une foule fanatisée pour la dresser contre les gardiens de la société libérale. La guerilla urbaine (inspirée sans doute des émeutes à Los Angeles, de la prolifération des skin-heads de la résurgence de l'extrême-droite, du hooliganisme (cf. les images de JT insérées par Parker), des ratonnades à Paris et à Londres) succède à la "grande guerre" (scène de bataille sur la côte d'Anzio où le père du personnage Pink -mais aussi celui du bassiste Waters- a trouvé la mort). L'histoire se répète sous d'autres formes. Le rock ici fait exploser les énergies mauvaises au lieu d'en permettre la catharsis.
Entretemps, donc Barrett a disparu du cadre. Enfermé dans une pièce, comme le Pink reclus du film de Parker, il abuse des drogues dont on se sert à l'époque "pour nourrir sa tête", comme le chante Jefferson Airplane. Le LSD a sans doute réveillé en lui une schizophrénie latente, même si ce diagnostic n'a jamais été prononcé à son sujet. Après une soirée d'excès, son ami d'enfance, Roger Waters (bassiste du groupe) ne reconnaît plus son regard ; il lui semble que Syd a désormais deux trous noirs à la place des yeux. "Now there's a look in your eyes, like black holes in the sky", chante t-il en 1971 pour lui rendre hommage (Shine on you crazy diamond). Le diamant fou qu'est devenu Barrett brille de façon de plus en plus alternative. En tournée, le guitariste s'arrête de jouer au milieu d'un morceau sous le regard médusé de ses compagnons. Cela arrive une fois, deux fois... le groupe pendant un moment semble en prendre son parti et appelle David Gilmour à la rescousse pour jouer à la place de l'absent qui n'en reste pas moins présent sur scène. Au milieu d'un concert filmé, il sort en s'agitant comme un damné. La situation devient si catastrophique que le groupe finit par ne plus inviter du tout Barrett aux répétitions. Gilmour le remplacera désormais jusqu'à l'explosion du groupe, deux décennies plus tard.
On a pu parler de la "mélancolie" ou même de l' "idiotie" de Syd Barrett (ententue au sens étymologique d'extravagance). A lire ses textes, où il est questions de gnomes, de chats maléfiques et de licornes, il semble que l'imaginaire de Barrett n'a jamais quitté tout à fait le monde enfantin.
Par ailleurs, une tonalité très cérabrale venait se mêler à cet imaginaire merveilleux. Les vers de Barrett annonçaient le collapse mental qui allait précipiter son départ, comme dans Jugband blues :
La folie est encore présente dans cette album, tant la personnalité de Barrett continue de marquer l'ensemble du groupe et particulièrement Waters (The lunatic), mais on y trouve également le fameux morceau Money qui dénonce les rêves que Wall Street et Disneyland tentent d'imposer au monde entier dans le courant des années 70 (Ils y parviendront lors de la contre-utopie des années 80). La sensibilité de gauche de Waters s'exprimera encore dans les albums suivants (What shall we do to fill the empty spaces with more and more..) plus ou moins mêlée à des complexes personnels.
La machine rock tourne à fond. Les tournées de Pink Floyd ne désemplissent pas, mais les fans du groupe commencent à porter sur les nerfs de Waters qui aurait voulu une audience assise et silencieuse comme au théâtre. En 1980, il confie à un journaliste qu'il souhaite que les spectateurs se taisent (comme les jeunesses pinkiennes réunies au show de leur tyran ?) Que doit être l'attitude du public idéal ? "Passive. Like they're in a theater. You bloody well sit there. I hate audience participation."
Lors d'une série de concerts donnés à l'occasion de la sortie de l'album Animals, Waters est mis hors de lui par un spectateur au premier rang qui hurle de façon répétée pour que le groupe lui serve Money (le phénomène du "tube" massacre déjà la cohésion des albums). Le guitariste s'approche et lui crache à la figure. Gilmour dégoûté par ce geste refuse de revenir sur scène pour un bis. La rivalité qui l'oppose à Waters est déjà sur le point d'éclater.
Waters aurait souhaité un mur de séparation, une distance au moins émotionnelle entre lui et le public et c'est sur ce souhait impossible qu'il va composer l'argument de The Wall -en s'inspirant une fois de plus de la folie de son ami.
Il se trouve que pour ma génération qui avait quatorze ans en 1990 a vu dans l'éclatement d'un autre mur un événement particulièrement positif.
Pourtant, personne -pas même Pink Floyd- ne peut donner tort au triste constat que Mishka Assayas [Du mississipi au Megastore, L'art et la culture (coll. L'université de tous les savoirs) Odile Jacob ; Paris : 2002] fait de la situation du rock dans les années 90 : "Le souffle et l'esprit [du rock] étaient sacrés. Aujourd'hui, la marchandise elle-même est présentée selon une mise en scène sacrée."
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Cet article est inspiré du documentaire "The Pink Floyd and Syd Barrett Story" paru en 2006 et dont une amie m'a donné la copie (merci à elle)
Son titre est emprunté -en même temps qu'un bon nombre d'informations qui m'ont permis de le rédiger- à l'article de Mikal Gilmore, The Madness and Majesty of Pink Floyd, paru dans le magazine Rolling Stone le 4 mai 2007. L'article de Gilmore est consultable en ligne par les abonnés de la Bibliothèque de Rennes 2 (base de données ASP)
Il y a une ivresse propre au rock qui malheureusement se combine souvent trop bien à d'autres ivresses moins spirituelles : alcool, LSD, ecstasy.
A vrai dire, je n'ai jamais su ce qu'on appelait rock'n roll ou pop. Je ne cache pas mon mépris pour Elvis Presley et ses chansons sucrées, je suis relativement indifférent à toute la période qui précède les Beatles et je dois dire qu'après avoir idolâtré pendant mon enfance les 4 de Liverpool, je ne les écoute presque plus.
En revanche, s'il est un groupe qui m'a toujours passionné, c'est bien le Pink Floyd. C'est avec eux que j'ai découvert la technologie numérique. Le premier CD que j'ai acheté était l'album Dark of the moon, que j'ai conservé intact depuis malgré la fragilité de ce support.
Je tiens l'interprétation d'Astronomy Domine par Syd Barrett à l'UFO club en 1966 pour le moment fondateur de la pop psychédélique et un évenement particulièrement saillant de l'histoire du rock.
A l'autre extrémité de l'histoire du groupe, l'album The Wall (1982) a énormément marqué mon adolescence. Pourtant entre ces deux dates 1966 et 1982, le groupe a connu des changements considérables, à commencer par la perte de son fondateur Syd Barrett qui s'en est retiré définitivement en 1968. La mode psychédélique a disparu, le rock est devenu la musique avec laquelle on vend des voitures à la télé, ou bien des rasoirs, ou même des grille-pains.
Le rapport du groupe avec le public pendant les performances semble avoir également beaucoup changé : on est passé des night-clubs branchés du swinggin' london aux grands-messes organisées comme un théâtre d'art total. L'imaginaire de Pink Floyd a parallèlement beaucoup évolué. La part enfantine, mélancolique et souvent extravagante de Syd Barrett a laissé place aux thèmes chers à Waters : l'aliénation de l'individu contemporain par l'idéologie, l'éducation, le confort moderne et la consommation.
Pour se rendre compte du changement opéré, on peut visionner tour à tour deux vidéos sur Youtube qui sont comme deux cliché de deux époques qui se tournent le dos l'une à l'autre.
En 1982, c'est un show d'un tout autre genre que les fans de Pink Floyd découvrent en allant voir au cinéma le film d'Allan Parker, the Wall :
Entretemps, donc Barrett a disparu du cadre. Enfermé dans une pièce, comme le Pink reclus du film de Parker, il abuse des drogues dont on se sert à l'époque "pour nourrir sa tête", comme le chante Jefferson Airplane. Le LSD a sans doute réveillé en lui une schizophrénie latente, même si ce diagnostic n'a jamais été prononcé à son sujet. Après une soirée d'excès, son ami d'enfance, Roger Waters (bassiste du groupe) ne reconnaît plus son regard ; il lui semble que Syd a désormais deux trous noirs à la place des yeux. "Now there's a look in your eyes, like black holes in the sky", chante t-il en 1971 pour lui rendre hommage (Shine on you crazy diamond). Le diamant fou qu'est devenu Barrett brille de façon de plus en plus alternative. En tournée, le guitariste s'arrête de jouer au milieu d'un morceau sous le regard médusé de ses compagnons. Cela arrive une fois, deux fois... le groupe pendant un moment semble en prendre son parti et appelle David Gilmour à la rescousse pour jouer à la place de l'absent qui n'en reste pas moins présent sur scène. Au milieu d'un concert filmé, il sort en s'agitant comme un damné. La situation devient si catastrophique que le groupe finit par ne plus inviter du tout Barrett aux répétitions. Gilmour le remplacera désormais jusqu'à l'explosion du groupe, deux décennies plus tard.
On a pu parler de la "mélancolie" ou même de l' "idiotie" de Syd Barrett (ententue au sens étymologique d'extravagance). A lire ses textes, où il est questions de gnomes, de chats maléfiques et de licornes, il semble que l'imaginaire de Barrett n'a jamais quitté tout à fait le monde enfantin.
Par ailleurs, une tonalité très cérabrale venait se mêler à cet imaginaire merveilleux. Les vers de Barrett annonçaient le collapse mental qui allait précipiter son départ, comme dans Jugband blues :
"it's awfully considerate of you to think I am here
And I'm almost obliged to you for making it clear
That I'm not here
And I'm wondering who could be writing this song"
Waters qui prend de fait la direction du groupe après le départ de Barrett, donne une coloration plus "politique" au groupe. Après avoir rendu un hommage à son ami maintenu par la folie dans un exil ininterrompu, en écrivant la chanson Wish you were here, Waters propose au groupe de faire un album sur les causes de l'aliénation de l'homme moderne : ce sera The dark side of the moon.And I'm almost obliged to you for making it clear
That I'm not here
And I'm wondering who could be writing this song"
La folie est encore présente dans cette album, tant la personnalité de Barrett continue de marquer l'ensemble du groupe et particulièrement Waters (The lunatic), mais on y trouve également le fameux morceau Money qui dénonce les rêves que Wall Street et Disneyland tentent d'imposer au monde entier dans le courant des années 70 (Ils y parviendront lors de la contre-utopie des années 80). La sensibilité de gauche de Waters s'exprimera encore dans les albums suivants (What shall we do to fill the empty spaces with more and more..) plus ou moins mêlée à des complexes personnels.
La machine rock tourne à fond. Les tournées de Pink Floyd ne désemplissent pas, mais les fans du groupe commencent à porter sur les nerfs de Waters qui aurait voulu une audience assise et silencieuse comme au théâtre. En 1980, il confie à un journaliste qu'il souhaite que les spectateurs se taisent (comme les jeunesses pinkiennes réunies au show de leur tyran ?) Que doit être l'attitude du public idéal ? "Passive. Like they're in a theater. You bloody well sit there. I hate audience participation."
Lors d'une série de concerts donnés à l'occasion de la sortie de l'album Animals, Waters est mis hors de lui par un spectateur au premier rang qui hurle de façon répétée pour que le groupe lui serve Money (le phénomène du "tube" massacre déjà la cohésion des albums). Le guitariste s'approche et lui crache à la figure. Gilmour dégoûté par ce geste refuse de revenir sur scène pour un bis. La rivalité qui l'oppose à Waters est déjà sur le point d'éclater.
Waters aurait souhaité un mur de séparation, une distance au moins émotionnelle entre lui et le public et c'est sur ce souhait impossible qu'il va composer l'argument de The Wall -en s'inspirant une fois de plus de la folie de son ami.
Il se trouve que pour ma génération qui avait quatorze ans en 1990 a vu dans l'éclatement d'un autre mur un événement particulièrement positif.
Pourtant, personne -pas même Pink Floyd- ne peut donner tort au triste constat que Mishka Assayas [Du mississipi au Megastore, L'art et la culture (coll. L'université de tous les savoirs) Odile Jacob ; Paris : 2002] fait de la situation du rock dans les années 90 : "Le souffle et l'esprit [du rock] étaient sacrés. Aujourd'hui, la marchandise elle-même est présentée selon une mise en scène sacrée."
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Cet article est inspiré du documentaire "The Pink Floyd and Syd Barrett Story" paru en 2006 et dont une amie m'a donné la copie (merci à elle)
Son titre est emprunté -en même temps qu'un bon nombre d'informations qui m'ont permis de le rédiger- à l'article de Mikal Gilmore, The Madness and Majesty of Pink Floyd, paru dans le magazine Rolling Stone le 4 mai 2007. L'article de Gilmore est consultable en ligne par les abonnés de la Bibliothèque de Rennes 2 (base de données ASP)
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