profondément humains, des fusils plein les mains

Publié le par Damien

undefined

Lorsque je quitte ou que je rejoins le Yacht-Club au port de Saint-Quay, je passe toujours devant l'antenne de la cinémathèque de Bretagne. Celle-ci se trouve, en effet, à deux pas de la Capitainerie. Ce bureau me rappelle ce soir où avec une amie, nous étions allés écouter une "conférence" (plutôt une causerie) du fondateur de la cinémathèque, René Vautier (né en 1935). L'auteur d'Afrique 50 et d'Avoir vingt ans dans les Aurès est aussi celui qui a tourné ce film dont il n'est resté que la bande son, Un homme est mort. L'histoire de ce tournage (à l'occasion d'une tragique grève des dockeurs à Brest pendant laquelle les forces de police ont tiré sur la foule) a donné lieu récemment à une belle bande dessinée de Davodeau.

René Vautier s'est engagé dans la résistance à 16 ans, alors qu'il était scout. Pendant les 4 années d'occupation qui ont suivi, il a été amené à "tuer quelques Allemands", pour reprendre les mots de son témoignage assez sobre sur cette époque de malheur. Ce souvenir, disait-il encore, lui a définitivement fait perdre le goût de la gloire militaire. Lorsque la guerre se termine, Vautier est passionnément antimilitariste.
Il est envoyé en Afrique par le Ministère d'Outremer pour faire un film sur l'aménagement des colonies. Bien entendu, le film produit, un pamphlet anticolonial ne répond en aucune façon à la ommande. Après avoir été condamné à un an de prison, Vautier parvient à faire passer clandestinement les pellicules d'"Afrique 50" en métropole. Revenu en Bretagne, il en assure la projection avec l'aide des scouts de Quimper. Ceux-ci font barrage à un commando d'élèves officiers qui s'étaient violemment invités à la séance pour tenter de l'annuler.
En 71, Vautier récidive en tournant "Avoir vingt ans dans les Aurès", film sans illusion sur le mécanisme de la guerre qui change des hommes pacifistes et anticonformistes en machines à tuer. Trente-six ans plus tard, Florent Emilio-Siri réalise l'Ennemi intime sur le même schéma. Benoît Magimel y interprète un officier qui s'insurge au départ, au nom de la morale, contre la torture, et les exécutions sommaires de prisonniers et finit par y céder au terme d'une lente descente aux enfers. (L'Ennemi intime sort en DVD le 19 avril)
Si le film d'Emilio-Siri n'a suscité à sa sortie aucune polémique particulière, Avoir vingt ans dans les Aurès a provoqué régulièrement turbulences et remous médiatiques jusqu'à être interdit de projection à Tourcoing en 1997 par les élus municipaux du groupe FN alliés aux élus du groupe RPR-UDF de l'époque (avec à leur tête Christian Vanneste). Le film a tout de même été projeté à la suite d'une pétition ayant abouti à la mobilisation de plusieurs associations.

Il y aurait beaucoup à dire sur les qualités du film de Vautier et sur ce qui explique que, quarante cinq ans après les faits, ce film suscite toujours des tentatives de censure et bouleverse encore son public. Par manque de temps, je me contenterai de louer le choix que Vautier fit en guise de générique de la chanson de Pierre Tisserand, "nous aussi nous marchions". Cette chanson,vous pouvez l'écouter en visionnant les cinq premières minutes du film sur Youtube.



C'était un beau pays
Que je ne nommerai pas
Nous y passions trente mois
et parfois de vie à trépas
de vie à trépas

C'était un beau pays
près de la Tunisie
Mais à cause des ciseaux de Dame Anastasie
De Dame anastasie
Je ne peux le nommer, apprenez toutefois
Qu'on y perdait notre temps en meme temps que la foi
Qu'il y avait du sable, des pitons et des rocs
Et que ce n'était pas non plus loin du Maroc

Nous aussi nous marchions et parfois ventre à terre
On dit "crapahuter" en langage militaire
Nous aussi nous marchions profondément humains
Des pommeaux pleins la gueule, des fusils pleins les mains

Seulement à cette époque, mais les temps ont changé
On disait d'un chanteur qu'il était engagé
Qu'il était engagé
Quand vêtu d'un treillis et de chaussure à clous
Il était comme nous dans la merde jusqu'au cou

Que faisait en ce temps les rimeurs condottières
Qui crient "paix au Vietnam" bien à l'abri derrière leurs frontières
On entendait alors qu'un sinistre silence
Aucune chansonnette pour faire des turbulences

Eux-aussi marchaient et parfois ventre à terre
On dit "crapahuter" en langage militaire
Eux aussi nous marchaient profondément humains
Des pommeaux pleins la gueule, des fusils pleins les mains


Cette chanson nous restitue tout à fait l'ambiance de ces années, où la censure ("les ciseaux de Dame Anastasie) faisait le block-out sur ces événements d'Algérie qu'il était défendu de qualifier de guerre.
Ici, c'est le mot Algérie qui est l'objet d'un tabou ridicule, puisque dès la première strophe, par la référence aux appelés ("on y passait trente mois") le lieu et le temps auxquels il est fait allusion sont évidents à l'auditeur.
La référence iconoclaste à un cantique ("nous aussi nous marchions" est une phrase extraite de l'épître de Saint-Paul aux Romains), et la perte de la foi qui est évoquée par le chanteur, annoncent  la scène de "crucifixion" du prisonnier algérien que Vautier a filmée d'après un fait réel ("attesté d'au moins cinq témoins"). Dans le film, en effet, le prisonnier est attaché à une croix en plein soleil et privé d'eau et de nourriture.
Toute la perversion des idéaux humains ("profondément humains") que la guerre suscite est déjà présente dans cette chanson-générique. Et c'est pour ces qualités que j'avais à coeur de vous la faire connaître si vous ne l'aviez jamais lue ou entendue.





Publicité

Publié dans musique

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article