le fauteur d'embrouilles : notes sur le spinnaker
"regarde-la ta voile, elle a le sein gonflé, la marée de tantôt l'a tout enjupée" (Léo Ferré)

J'ai à vous parler du spi. Cette voile est devenue mon principal souci ces derniers jours, et j'ai souvent l'occasion de réaliser à quel point cette voile que j'utilise à chaque sortie le dimanche continue de se dérober à ma compréhension ou tout au moins à ma prévoyance.
Principes du spi
Le spi a été utilisé au départ en régate et consistait fréquemment en deux trinquettes cousues ensemble par leur ralingue de guindan. Puis on en a arrondi les bords et le point de drisse peut avoir un angle approchant les 180°. Il s'agit somme toute d'un triangle de toile légère aux angles évasés qui comprend un point d'amure et un point d'écoute interchangeables.
Sur les spis symétriques, le point d'amure reçoit le "bras" au niveau du tangon destiné à tendre la voile. Ce dernier, cloché au mât ressemble à une vergue. Il est lui-même exactement symétrique, d'un bout à l'autre de son espar. Lors d'un empannage, l'équipier d'avant est chargé d'inverser les points en tangonnant sur l'autre amure. C'est cette manoeuvre que les anglais appellent le end-for-end jibe (cf. la vidéo suivante tournée par des plaisanciers de Milwaukee)
caractère du spi
Cette voile a manifestement son caractère, qu'un rédacteur de la Bible des Glénan (Jean-Pierre Abraham ?) a très bien décrit :
"voile légèrement aristocratique, elle ne se commet pas dans des manoeuvres accessoires ; elle ne supporte pas d'attendre et doit porter sitôt hissée. Certains la disent capricieuse ; elle est seulement éprise de plénitude et n'admet pas les demi-mesures."
Spinnaker = fauteur d'embrouilles
Le terme "spinnaker" est une contraction de deux termes anglo-saxons : "spin maker" ou "spin make her". Les Anglais considèrent que leurs bateaux appartiennent au sexe féminin et les désignent par she et her. La phrase à l'origine de cette appellation aurait été celle d'un anglais sceptique voyant pour la première fois un spi hissé sur un dériveur : "it's going to make her spin" ("ça va le faire chavirer")
En ce qui me concerne, l'étymologie "spinmaker" ma fait penser au mot "spindoctor", qui remplacer peu à peu chez nous le qualificatif d' "éminence grise". Un spindoctor a pour fonction d'entourlouper l'opinion publique au bénéfice d'un homme ou d'un parti politique. De la même manière, le spi en tant que voile, peut à bon droit être assimilé à un sac de noeuds (en italien : un imbroglio, une embrouille) ; non seulement, la voile, si elle a mal été rangée dans sa baille, au moment d'être hissée, peut faire un noeud avec elle-même (une hélice), mais en plus, il arrive fréquemment que sa drisse s'emmèle avec l'étai ou avec la contre-écoute de gênois (combien de fois ai-je vu ce scénario se produire au moment du "lever de rideau" !)
De même que le spindoctor est un spécialiste de la politique manoeuvrière, de même, le spi quand il est mal géré est un grand fauteur d'embrouilles. Il fournit régulièrement un premier maillon à cette chaîne plus ou moins longue, dite "loi de Murphy" ou "loi de l'emmerdement maximum" qui va de la plus petite avarie au naufrage du navire.
dérapages incontrôlés
Cela se vérifie fréquemment lorsque le bateau, à cause d'un spi trop bordé, connaît ce genre de dérapage qu'on appelle aulofée (s'il se rapproche du vent et se met au travers) ou abattée (s'il s'écarte brusquement du vent au point d'empanner). Il y a une semaine, nous avons subi plusieurs départs au lof de ce genre et je revois notre bôme traînant dans l'eau ; les écoutes de spi et de grand-voile battant le pont. Le bateau a mis quelques secondes avant de se remettre d'aplomb ; nous aurions dû choquer du hâle-bas pour diminuer la gîte, mais lorsque l'aulofée a lieu, bien souvent, on ne pense plus à la grand-voile.
Voici ce que peut donner une aulofée consécutive à un décrochage du tangon.
Le départ à l'abattée est moins courant (heureusement). Ce dérapage est du à la contradiction entre la force propulsive du spi gonflé à bloc et de la résistance offerte par la carène du bateau. N'ayant jamais connu d'abattée sous spi, je me contente de retranscrire ici le paragraphe tiré de la "Bible" :
"Réagissez sans perdre une seconde pour ne pas empanner avec la barre sous le vent et relofez. Si vous avez empanné, rien ne va plus : soit vous maîtrisez la situation et vous réempannez, soit le bateau part au lof avec le tangon du mauvais côté. Il faut alors choquer en grand l'écoute de spi."
Il arrive souvent que du matériel soit cassé au cours de ces empannages intempestifs. Des bateaux dématent régulièrement à la suite d'abattées, des hommes sont assomés et/ou envoyés à la mer par la bôme qui balaie le pont à toute vitesse. L'abattée est le plus furieux mouvement de voile qu'un marin puisse connaître.
hisser, affaler le spi
Il faut, comme on l'a dit, hisser le spi rapidement et l'affaler plus rapidement encore de peur qu'il ne se regonfle quasiment dans les bras de l'équipier. Il est bon d'avoir le génois à l'étai pendant ces deux manoeuvres. Au moment de hisser, le génois, guide la voile et l'empêche de se prendre à l'étai ; le but est d'éviter ça. Au moment de l'affaler, le génois, une fois hissé, dégonfle le spi et permet de le faire venir plus facilement au cockpit.
Ajoutons à cela, que le spi, lorsqu'il a été hissé proprement est une voile difficile à laisser gonflée. Si le vent tourne un peu, il faut régler le bras. En permanence, l'équipier qui est à l'écoute doit "pomper", c'est-à-dire choquer jusqu'à ce que la chute de la voile s'affaisse un peu et border à nouveau. Choquer, border, choquer, border ; telle est la seule manière de conserver un spi perpétuellement gonflé.
avantages de mettre sous spi (malgré toutes les misères qu'on endure avec cette voile)
Pourquoi donc utiliser une voile aussi capricieuse et qui demande autant d'attention à l'équipage ?
Son rendement au largue et au vent arrière (en ce qui concerne les spis symétriques) est bien meilleure qu'avec une voile d'avant moins creuse (comme le génois). Cette voile est celle qui a la traînée maximale, elle permet de "un maximum de volume orienté sur la route avec un minimum de surface sous la grand-voile" (la Bible, toujours). Le spi demande un réglage de GV moins ouvert que sous le génois ; il faut en outre le porter le plus en avant possible pour le dégager des perturbations de la GV. Bref, avec un spi symétrique, on va vite, on planne même par jolie brise et par vent arrière ou grand-largue, et cette sensation vaut toutes les em... qu'on a pu accumuler à d'autres moments à cause de ce "fauteur d'embrouilles"
Par ailleurs, le simple goût esthétique nous enjoint de gonfler notre spi quand l'occasion se présente. Un spi bien gonflé présente une plastique parfaite ; vu de l'extérieur du bateau on croirait voir un sein sous la toile tendue d'un soutien-gorge.
Le spectacle des bateaux arborant leur poitrine au moment de franchir la bouée sous le vent est un régal pour les photographes amateurs.
La photo suivante, en revanche, confirme les vers de Lucrèce, qui ne connaissait des voiles que les latines, mais avait compris le mécanisme général de la plaisance :
"suave, mari magno turbantibus aequora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem"
"Il est plaisant lorsque les vents soulèvent la mer immense,
d'observer du rivage le dur effort d'un autre"
On appelle ça "partir au tas" (départ à l'abattée)
E terra magnum alterius spectare laborem"
"Il est plaisant lorsque les vents soulèvent la mer immense,
d'observer du rivage le dur effort d'un autre"
On appelle ça "partir au tas" (départ à l'abattée)
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