disparition des lucioles

Publié le par Damien

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          Lorsque j'étais enfant, je passais une partie de mes vacances dans la campagne gersoise, avec mes parents. Je partais souvent le soir, pour m'en retourner à la nuit tombée- par les chemins qui bordaient notre petit hameau et je pouvais alors voir mes sentiers balisés par des populations de lucioles qui faisaient comme des constellations dans la pénombre. Hier, comme je contemplais une bougie dans le noir, je me suis rendu compte que je n'avais pas vu de luciole depuis au moins quinze ans. Ce n'est pas seulement le phénomène de la disparition de la luciole qui m'a effrayé lorsque je l'ai réalisé, mais le constat que je n'en ai pas été témoin quand cette disparition s'est produite, que cela m'avait bel et bien échappé. Signe que déjà, il y a quinze ans, je m'étais éloigné de la nature. J'avais sans doute déjà substitué à la contemplation des étoiles dans le ciel et des lucioles sur la terre, leur négatif humain : la succession des lettres sur la page.


Pasolini, neuf mois avant d'être retrouvé assassiné sur une plage écrivait dans son carnet : "Au début des années soixante, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. (Aujourd’hui, c’est un souvenir quelque peu poignant du passé : un homme de naguère qui a un tel souvenir ne peut se retrouver jeune dans les nouveaux jeunes, et ne peut donc plus avoir les beaux regrets d’autrefois.)"


La nuit ne devient pas plus noire avec la disparition des lucioles ; au contraire, elle progresse en clarté.
A Rennes, j'habite "à la frontière des étoiles", à la périphérie de la cité, où la lumière des éclairages publics ne cache pas encore au spectateur celle des réverbères célestes.

"Déjà, la nuit se perd. Nous ne pouvons même plus savoir ce qu’elle a été. Il n’y a plus en France, sauf en Lozère peut-être, un seul endroit assez éloigné des villes et du faisceau de leurs lumières pour que la nuit y soit encore ce qu’elle a été dans l’expérience des poètes et des mystiques, et pour que les étoiles soient lisibles comme elles l’ont été pour toutes les générations avant nous. La Voie lactée a presque disparu. Dans les cités où vivent la grande majorité d’entre nous, on n’a plus aucune idée de ce que pouvaient être les constellations. Le ciel est lettre morte. Dans un monde sans absence, sans écart avec lui-même, constamment éclairé, sans frontière, sans ailleurs, sans étrangèreté, pareil au même, c’est toute la grande lyrique occidentale, mais universelle aussi bien, qui s’effondre et dont la haute consolation perd avec tout référent toute portée. Tout se passe comme s’il n’y avait pour l’homme, sur la terre, qu’une quantité constante d’humanité ; et plus l’homme est nombreux moins il s’en trouve pour chacun, moins il a lieu, matière, espace et raison d’être homme." (Renaud Camus, Du sens)

Oui, la nuit devient plus claire et plus insignifante.
Et comme tous les dix ans c'est l'équivalent d'un département français qui s'urbanise et se met à briller sous la lune, la poésie des tableaux de Caspar Friedrich, les élégies chinoises, et les barcaroles de Wagner, tout cela qui avait rapport avec le cosmos étoilé devient lettre morte (au sens où il y a des langues mortes).
 
Une lumière "blanche, puritaine, américaine" -pour reprendre les qualicatifs que donne Pascal Quignard à cette clarté en pleine expansion (Ombres errantes)- s'est répandue sur nos désirs et sur notre intimité. Elle irradie de notre téléviseur, éclate dans nos chambres, cette lumière qui jamais ne vascille mais dénude tout ce qui tombe sous son halo. Tanizaki regrettait l'ombre des anciennes toilettes de son enfance, remplacées par des cabinets blancs et des cuvettes en émail (Eloge de l'ombre) ; de même, ce qui choque dans la pornographie d'aujourd'hui, c'est l'omniprésence de la lumière projetée sur les organes génitaux comme sur tout le reste. L'érotisme disparaît à mesure que le demi-jour ou le clair-obscur s'efface de l'esthétique moderne.

En ce temps qui précède Pâques, certaines églises perpétuent l'éloge que nos aïeux savaient rendre à l'ombre. Le Vendredi Saint, en certains endroits, on tend encore des toiles noires et violettes sur les tableaux et les crucifix de la nef. On procède encore parfois à une "leçon des ténèbres". Après chaque psaume ou chaque lamentation du prophète Jérémie devant le spectacle de la Jérusalem conquise, il arrive encore qu'un enfant de coeur mouche l'une après l'autre les quinze chandelles du chandelier, à l'exception de la dernière. Celle-ci manifeste l'idée que le désespoir ne sera jamais  tout puissant dans l'obscurité qui nous oppresse. Il n'en va plus de même quand c'est le manque d'obscurité qui nous assiège.


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Publié dans philosophie

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