Pâques Sanglantes
Irlande 1916 : la rhétorique du sacrifice pour la patrie
A Dublin, l'annonce traditionnelle de la Résurrection du Christ coïncida, en 1916, avec la naissance de la République d'Irlande. Les cavaliers envoyés par le Château (QG des forces anglaises) venaient d'être balayés par une salve tirée depuis les étages de la Poste centrale et les combles des immeubles environnants. Le poète Padraig Pearse sortit d'un nuage de fumée pour lire l'acte de naissance du Dàil irlandais (voir ci-dessus). L'épisode est admirablement décrit dans le livre de Liam o'Flaherty, Insurrection (Rivage Poche). Dans les rues encore fréquentées de Dublin où l'on était pas exagérément exposé aux balles perdues, les Dublinois sceptiques lisaient cette même proclamation que des mains républicaines avaient collé le matin sur les murs de la ville lors de la grande procession des Insurgés en armes. Iris Murdoch, dans Pâques Sanglantes, montre à quel degré d'impréparation, l'armée républicaine avait décidé de passer à l'acte : les contacts avec l'arrière-pays étaient restés discontinus et d'ailleurs, le jour de la révolte, il y eut peu de soulèvement dans les campagnes. Les Mauser que l'Allemagne en guerre avait promis de livrer n'étaient pas parvenus jusqu'aux côtes et cela désespérait Sir Roger Casement qui les avait négociés à Berlin et comptait sur eux pour chasser les Anglais de la capitale. Seules les caches d'armes déjà constituées avaient échappé aux enquêtes menées par les agents de la Répression. Ainsi le jour où l'on veille en souvenir du Christ mort, des centaines de républicains dans des caves ou des greniers secrets ont veillé leurs caisses de fusils espérant peut-être qu'un miracle, le surlendemain, en multiplierait le nombre, comme Jésus jadis au bord d'un lac avait multiplié les pains. Six jours plus tard, manquant d'armes et pilonnés par l'artillerie anglaise, les rebelles se rendirent et la plupart de leurs chefs, dont Pearse, Casement et Connolly, furent fusillés et pendus après des procès expéditifs.
Conor Cruise O'Brien a parlé à propos de cet épisode d'une "Passion jouée avec du vrai sang". Malgré la défaite finale, cette Passion était bien dans le goût de Pearse et dans celui d'une partie de la jeunesse. "Life Springs of Death", La vie sourd de la mort, clamait le poète sur la tombe d'un Fenian. Une partie des jeunes rebelles qui allèrent à l'assaut de la poste centrale le jour de Pâques n'envisageaient qu'un sacrifice et non une victoire. Certains pragmatiques, comme Connolly essayaient de canaliser cette mystique du sang versé qu'attisaient les déclarations de Pearse et le désaccord entre les deux hommes était largtement connu et disccuté dans l'Armée des Citoyens.
Pour les partisans de Pearse, ressassant leur absurde rhétorique du martyre, il fallait coûte que coûte que les Républicains, fissent leur Entrée en scène Pendant la semaine sainte, à Pâques si possible. Pearse l'a emporté. On a privilégié le symbole à la tactique ; il est vrai que le symbole aurait pu faire partie de la tactique. Choisir Pâques pour s'insurger dans un pays catholique comme l'Irlande pouvait galvaniser toute une nation si seulement les clandestins avaient eu le temps de disposer les campagnes à l'insurrection. Pâques 1917 aurait pu libérer l'Irlande et économiser un nombre considérable de morts.
Grèce 1949 : le Christ ne ressuscitera pas.
C'est à l'écrivain Nikos Kazantzaki que l'on doit cette histoire (que l'on peut lire dans son roman "Les frères ennemis"). Dans un petit village disputé par les troupes royalistes et les communistes pendant la guerre civile en Grèce, un Pope parle avec Dieu et lui implore de réconcilier les villageois dont les familles sont déchirées entre les deux camps. Le fils du Pope lui-même conduit la milice rouge qui a établi son campement sur la colline la plus proche. Dieu tout d'abord ne répond rien aux injonctions du prêtre, puis lui fait prendre conscience qu'il est libre et qu'il doit prendre ses responsabilités. C'est Pâques, le Pope commence donc par refuser de procéder à la cérémonie de l'Epitaphios. Cette cérémonie, pour les Grecs, consiste à orner une statue du Christ et à l'allonger sur un dais le Vendredi Saint. La statue est remise d'aplomb le jour de Pâques en signe de résurrection. Or le jour venu, le Pope, Papa Yannaros, refuse de faire se lever le Christ. Ni les pleurs ni les malédictions des femmes restées au village n'auront raison de son obstination : le Christ ne veut pas renaître dans un village où le frère coiffé d'un bonnet rouge égorge le frère coiffé d'un bonnet noir. Yannaros est tué par son fils dans les dernières lignes du roman, accomplissant ainsi sa propre Passion. Le premier geste de son successeur, quand le village aura été repris aux communistes, sera sans doute de remettre l'effigie du Christ debout sans se poser de question.
Prière finale
Qu'arrivera t-il en premier ?
Cesserons-nous de tuer tous les jours le bouc émissaire entre midi et trois ou bien le Christ cessera t-il de renaître tous les ans parmi nous ?
Les Guerres d'Irlande ont pris fin (on l'espère) il y a quelques jours quand Gerry Adams et Ian Paisley ont signé un pacte instituant un gouvernement commun aux deux formations de l'Ulster. La Guerre civile en Grèce a définitivement cessé avec la chute des Colonels et l'entrée de la Grèce dans l'Union quelques années plus tard. Puisque Pâques est le temps des prières, je terminerai pas celle-ci :
Que l'idée de sacrifice disparaisse de l'esprit des hommes ; qu'ils aient à coeur au contraire de consacrer leur vie à prolonger et faciliter celle des autres. Que les traités de paix soient nombreux et que les peuples s'en réjouissent. Puisses-Tu, "Dieu-des-armées" diminuer le nombre des fusils entreposés dans nos caves secrètes afin d y faire abonder Ta lumière.