la foule, héroïne de toutes les religions

Publié le par Damien

                                                                      exécution de El Hallâj en 992

C'est le vendredi Saint, Vous avez donc le droit à un sermon :

 

On peut -on doit même- opposer la religion à la foi, à l'esprit, à l'amour.

 

Dieu est une vague, écrit Martin Lings[1], « Les croyants sont, dans leur grande majorité, concernés exclusivement par l’eau que la vague dépose dans ces réceptacles et qui constitue l’aspect formel de la religion ». Les religions sont des mares dans lesquelles barbotent leurs fidèles. L’homme qui se laisse guider par l’Esprit accompagne la vague dans son flux mais aussi dans son reflux.

Les soufis, pourtant obéissent aux mêmes rites que les autres fidèles d’Allah, et à d’autres qui leur sont propres. Ainsi leur corps se mêle au corps des autres dans la foule des croyants, mais ils ne crient pas avec la foule. Certains sont extraits de la foule, jetés à terre, traînés dans la poussière. On les brûle, on tord leurs membres, on les crucifie ; El Hallâj a été crucifié (ou pendu, selon d'autres témoignages), Jésus a été crucifié. Tous les deux disaient : « Je suis la vérité »

 

La foule réclame des tyrans, des idoles et met à mort ceux qui la veulent libre. Au balcon de son palais, Pilate présente un individu couvert de plaies en disant : « voici l’homme ». Dans la salle, un autre homme attend entre ses gardiens, c’est un bandit de grand chemin. La coutume est de libérer un prisonnier en ce vendredi pour faire plaisir à la foule. Pilate est résolu à le faire.

La foule élit Barrabas, le bandit, pour qu’il la rejoigne. Le suffrage universel direct condamne, Jésus l’innocent, à la crucifixion sur le Mont Chauve. Je dis « universel » parce que si Jésus revenait, nous le tuerions une nouvelle fois, toute démocrate que la foule soit devenue.

 

La foule réclame des récompenses et des châtiments ; elle s’inquiète de savoir qui sera sauvé. Elle fait le compte des années de Purgatoire comme un écolier le compte des lignes que son maître lui a fait écrire pour le châtier de son insubordination.

Fendant la foule, dans les rues de Bagdad, court la prophétesse Rabi’a Al Adawiyya tenant dans une main un feu dans l’autre de l’eau :

Je cours brûler le Paradis et éteindre l’enfer

 

Pour qu’il ne reste que Lui

 

La passion de condamner l’innocent et d’absoudre le coupable est consubstantielle à la foule.

 

Le sang d’Abel fonda la première ville, le sang de Remus fonda la première Rome, celui de Jésus la seconde. C’est à la fin du poème de W.H Auden Horae Canonicae que l’on trouve la meilleure expression de cette vérité :

For without a cement of blood (it muste be human, it must be innocent) no secular wall will safely stand

 

(Car sans le ciment d’un sang (et il le faut humain, il le faut innocent) il n’est pas de mur séculier qui soit sûr de tenir debout).

Dans le poème de Auden, on sacrifie un homme entre midi et trois ; après avoir couvé d’un œil rouge de cyclope le corps agonisant, la foule se disperse, chacun retourne à ses préoccupations, qui à sa sieste, qui à son poème, à son établis ou à sa maîtresse. Le juge se prépare au procès du lendemain : un autre homme accusé de semer la sédition dans le peuple (il faut toujours renouveler ce ciment sanglant), le bourreau prépare ses clous pour le lendemain , le charpentier prépare la croix du lendemain, le garde apporte sa soupe au prochain condamné. Une question récurrente frappe pourtant leur esprit : « Qu’est-ce que j’ai bien pu faire aujourd'hui entre midi et trois ? ». Demain, tous les jours, la foule à nouveau coagulée se retrouvera au Mont Chauve et chacun quelque temps plus tard se demandera à nouveau « Bon sang, qu’est-ce que j’ai bien pu faire entre midi et trois ? »

 

La foule est l’héroïne des religions parce que les religions ne prospèrent pas sans la foule. Pourtant le Dieu de mon voisin n’est pas le mien, ma manière de prier n’est pas la sienne. Nous sommes d’accord pour ne pas en parler ; nous faisons taire celui qui nous force à l'évoquer :

 

« En quelque dieu que quelqu’un croie,

 

Quelque soit la façon dont il croie

 

 

(Il n’y en pas deux exactement semblables)

 

En tant qu’un de la foule, il croit

 

 

Et croit seulement en cela

 

En quoi il n’est qu’une façon de croire.

 

 

Peu de gens s’acceptent l’un l’autre,

 

 et la plupart ne feront jamais rien proprement,

 

 

Mais la foule n’en rejette aucun, se joindre à la foule

 

 est la seule chose que puisse faire tout homme

 

 

C’est la seule raison que nous ayons de dire

 

Que tous les hommes sont nos frères »

 

W.H Auden, horae canonicae[2]

 



[1] Qu’est-ce que soufisme ? Paris : 1977, Seuil. Coll Sagesses. p10

[2] Paris : 2006, éditions Payot et Rivages, p53

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Publié dans philosophie

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