"Er Purgatoer e-kreizh ar flamm" ; réflexion sur la vie terrestre

Le purgatoire et le feu
Une chapelle au Faoüet. Plusieurs personnes emmitouflées écoutent les cantiques qui sont chantés ce soir-là par la Chorale Gedour et Mitin à laquelle s’est jointe le chanteur Yann-Fanch Kemener. Au milieu du concert, la chorale entonne un chant sur les âmes du Purgatoire :
Hor poén aman e zo brasoh
Aveid ne fehem laret deoh ;
Eh om e pennijenn kalet ;
O, ni ho ped, hor sekouret !
[…]
A beb tu deom, nen des ‘meid tan.
Tan diàrlué, dianeù tan,
En é greiz éh om ariet…
(Notre peine ici est plus grande
Que nous ne pouvons vous l’exprimer ;
Nous sommes en dure pénitence ;
Oh, nous vous prions, aidez-nous !
[…]
De tout côté, il n’y a que du feu.
Du feu au-dessus, du feu en bas,
Au milieu nous sommes attachés)
Une heure plus tôt, Vincent Leroux, mon ami et mon hôte ce soir-là, avec Yann-Fanch Kemener, nous avions discuté du sens de cette chanson. Nous étions descendus à l’Alambic, l’un des bars que comporte la place des Halles, et tandis que j’agraffais les programmes du concert, Vincent et Yann-Fanch s’accordaient sur la répartition des parties chantées.
A un certain moment, je suis tombé sur ce chant et j’ai dû exprimer un certain doute sur le Purgatoire. Les Flammes purificatrices, les indulgences, les âmes désolées en quête d’un Dieu sourd à leurs pleurs et grincements de dents : qui cette mythologie peut-elle encore toucher aujourd’hui ? Vincent, avec qui je discute souvent de questions théologiques, m’interrompt aussitôt :
« L’idée du Purgatoire maintient un lien entre les morts et les vivants ». Que les morts dépendent de nous pour leur salut est une idée qui se perd en même temps que la croyance dans le Purgatoire, mais c’est dommage, car elle rendait présente au moins dans l’esprit des gens cette nécessité d’accomplir pour les morts ce qu’eux-mêmes n’étaient plus en mesure de réaliser. Il s’agit d’un partage spirituel : nous prions sur terre pour nos morts, afin qu’ils se retrouvent au plus vite à la droite du Père, et une fois qu’ils s’y parviennent, ils nous rendent la pareille en priant pour que nos âmes arrivent jusqu’à eux.
Du temps où les gens parlaient en termes vivants du Purgatoire, ils nourrissaient une forme d’inquiétude pour ceux que cet enclos de douleur renfermaient pour un temps déterminé, mais cette inquiétude comme toute inquiétude s’accompagnait d’espoir.
-Je me méfie de tes inquiétudes qui inquiètent plus que leurs espoirs ne font espérer, ai-je répondu à Vincent.
Comme une barque pourrie qui prend l'eau
Yann-Fanch est intervenu dans la conversation :
-« Les mondes des morts et des vivants sont bien moins imperméables qu’on se le figure habituellement », a t-il dit. J’ai eu un peu de mal à me faire à cette idée, mais je dois reconnaître que le jour de la Toussaint semble institué afin que les vivants puissent oublier les morts 364 jours par an. Par ailleurs, je me suis souvenu de cette parole que Pascal Quignard prêtait au fantôme de l’épouse de Monsieur de Sainte-Colombe, quand celle-ci est apparu à son mari et lui a inspiré le Tombeau des Regrets :
« -Comment est-il possible que vous veniez ici, après la mort ? Où est ma barque ? Où sont mes larmes quand je vous vois ? N’êtes-vous pas plutôt un songe ? Suis-je fou ?
-Ne soyez pas dans l’inquiétude. Votre barque est pourrie depuis longtemps dans la rivière. L’autre monde n’est pas plus étanche que ne l’était votre embarcation » (Tous les matins du monde)
-« Les bouddhistes ont dans chaque foyer des petits autels dédiés à leurs morts », a dit encore Yann Fanch, « il n’y a que dans notre société que la mort est à ce point mise au point de notre quotidien. Quant au deuil, il est de plus en plus difficile d’en venir à bout, tant le rite est rendu aujourd’hui de manière officielle et reçu comme tel».
Le Purgatoire est une idée imparfaite, comme l’étaient les demi-dieux dans l’Antiquité, comme l’est la croyance même en une création du monde.
-« Bereshit » Au commencement… Pour que le Temps commence avec le monde, il a fallu qu’il commence à un certain moment.
-Les demi-dieux ont une infinité de puissance : mais qu’est-ce qu’une infinité de puissance rapportée à la finitude qui caractérise leur vie de mortels ?
-Que signifient ces années de purgatoire en moins que me promettait cette croix devant laquelle je me suis arrêté à Notre-Dame-de-Muret1 en l’échange de quelques prières, que signifiaient ces années d’Enfer remises, par rapport à l’Eternité ?
La vie terrestre, comme l'ascension d'un haut col
Ce cantique breton que Vincent et Yann-Fanch ont chanté ce soir-là décrivait le Purgatoire comme un enfer provisoire. Un immense poète médiéval a donné à la postérité une vision toute autre du Purgatoire que celle que les paroissiens du Faouët ont conservé, sans doute jusqu’au XVIIIème siècle, date à laquelle ce chant a été collecté.
Ce poète, au cours d’un long rêve, se voit grimper une montagne aux côtés d’un illustre collègue mort treize siècles avant lui. En haut de cette Montagne, de l’autre côté d’une rive que le parfum des fleurs embaume, monte le chant d’une jeune et belle fille qui danse au milieu de fleurs jaunes et vermeilles.
Cette fille se tourne vers le poète et lui dit :
“In questo luogo eletto
A l’umana natura per suo nido…” (Dans cet endroit choisi pour être nid de l’espèce humaine…)
Nous sommes au Purgatoire, quelque part sur la rive du Léthé, au chant XXVIII, où les terze rime de Dante s'écoulent limpides comme la rivière près de laquelle danse Matelda. Matelda, l’effigie du bonheur terrestre.
Dans la Divine Comédie, L’Enfer réjouit son lecteur par sa méchanceté et ses châtiments baroques, le Purgatoire, lui, donne l’image d’une vie belle et dure comme l’ascension d’un haut col. Qui lit encore le Paradis au XXIème siècle ? Qui poursuit encore Béatrice dans son carrosse divin une fois qu’il a rencontré Matelda ?
Le Purgatoire, c’est le nid de l’espèce humaine. Nous ne savons pas ce qui nous attend au sommet du mont. Contemplons les paysages, mais ne nous attardons pas trop en chemin.
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1 Sur le chemin de Saint-Jacques, peu après avoir traversé le Gave de Pau, quelques kilomètres avant Sauvelade, cet oratoire néo-byzantin date de 1936, date à laquelle il faut le croire les Indulgences avaient encore cours auprès des Fidèles.