de l'ultramoderne à l'utraviolente solitude

Publié le par Damien

 

Nighthawks de Edward Hopper
 

1. Le regard d’une passante

 

Battre le pavé Bourreler ses remords pour les enfoncer dans un coin de sa mémoire Regagner le trottoir Laisser passer un taxi solitaire Poser des scellés sur ses mille ans de souvenirs Reluquer les filles gainées de cuir qui attendent près des gouttières Avoir envie ne pas avoir envie Attendre la pluie qui viendra nettoyer toutes les impuretés de la rue Ne savoir pourquoi il pleure dans son cœur quand il ne pleut pas sur les toits Attendre la pluie dehors Marcher hors de soi Manquer de renverser une vieille qui traîne son cabas Avoir besoin d’ouvrir une porte Entrer dans un bar Commander un demi de bière le demi bu ressortir cette fois sous la pluie Ne pas se sentir mieux Sentir l’absence de regard des passantes Contempler son spleen couvrant le ciel de parapluies noirs Monter vers le cœur de la cité comme une araignée là où ça bouge Passer devant un cinéma ou bien une librairie de voyages Avoir envie ne pas avoir envie Continuer sa course Glisser jusqu’aux quais Sentir sa mémoire recracher son venin à la vue d’un bac à la proue duquel, jadis, en un temps lointain (combien de neiges en ont recouvert les traces, combien de crues en ont noyé le souvenir…) on a embrassé quelqu’une dont le nom même nous a échappé Avoir besoin d’ouvrir une porte Entrer dans un bar Commander un demi Sortir son calepin et noter ce souvenir :

 

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

 

Crayon posé -plutôt jeté- sur le formica, absorption goulue et satisfaite de la boisson commandée. Voici qu’on se sent enfin soi-même, voici qu’on se sent Charles Baudelaire ; voilà donc où nous menaient nos longues errances : à ce poème magnifique qui va renouveler le genre et révolutionner l’esthétique contemporaine. Une fois, au milieu de ce défilé de profils fuyants, une passante vous a regardé, d’un regard presque miraculeux, et vous avez aussitôt compris (parce que vous êtes un grand poète) que ce regard éphémère recelait non pas de l’amour mais toute la poésie de cette fin du XIXème siècle, et même sans doute celle du XXème siècle et même peut-être aussi, celle du XXIème siècle (à moins que la poésie des ruines ne finisse par l’emporter sur celle des passantes).

L’art, jusqu’à vous, n’avait fait que commémorer les moments pleins de l’existence (qui n’avaient pas besoin de ça pour exister dans nos consciences). A présent, vous faites de la poésie avec ses moments vides (99 % de la vie d’un citadin abonné à la TNT), vous faites de la poésie avec du creux, avec du gris, avec du blanc, avec du manque, avec l’oubli même du manque :

 

Ça s'passe à Manhattan dans un cœur
Il sent monter une vague des profondeurs
Pourtant j'ai des amis sans bye-bye
Du soleil un amour du travail
[1]

 

L’industrie tourne à plein ; les campagnes sont désertées ; les paysans fuient la terre et vont occuper les faubourgs des grandes villes. La capitale maintenant déborde de réfugiés économiques. Tous sont déracinés, tous sont seuls au monde, tous s’efforcent de retrouver le monde perdu dans les Eglises, dans les bistrots, dans les bureaux de vote ou dans les bordels.

Hugo et Chénier chantaient le peuple ; vous, vous peignez la foule, et surtout vous cherchez à donner une consistance à cette solitude perverse qui s’attaque à l’homme des foules.

Votre regard ne s’intéresse plus aux nantis, mais couve les exclus ; votre lorgnon poétique déserte les scènes, mais se repaît des coulisses. Rien ne lui échappe : une négresse phtysique, une mendiante rousse, un oiseau tombé sur le pont d’un navire. Tout ce qui est perdu le captive, tout ce qu’on met au rebus le bouleverse.

Votre nom (Charles Baudelaire) sera connu par des générations d’écoliers, parce qu’en ce triste jour d’octobre, vous avez fixé sur le papier le regard d’une passante et, d’un même coup de crayon, vous avez inventé la poésie moderne.

 

2. méditation d’un cinéaste dans un café de Manhattan

 

Non loin de la Poste Générale, au coin de la Ninth Avenue et de la 30th Street, dans un bar ouvert sur la rue par de grandes baies vitrées, je songe à ma solitude un peu douce. Je rêve aux tableaux de Hopper : cadrer l’ouvreuse en retrait, quand tous les spectateurs assis ont le regard fixé sur la projection, était une idée de génie. 
Mais je songe que la solitude hypermoderne peut aussi révéler toute sa sauvagerie dans des endroits comme celui-là. Et je me demande d’ailleurs, si j’avais à filmer un jour cette sauvagerie, quel genre de plan je ferais.. Si j’avais à faire ce plan dans ce bar, voyons… quel cadre emploierais-je ? (je fais un écran avec mes deux pouces et mes deux index et je promène cet écran devant mes yeux en tournant sur moi-même. Le barman doit me croire un peu cinglé. A t-il compris à mon accent que j’étais français ? Dans ce cas, il me pardonnera de le fixer ainsi avec ma caméra imaginaire. Je n’irai pas lui parler pour autant après ma prise de vue car désormais il fait partie du décor)

 

Je m’arrête sur le miroir auquel il tourne le dos, et je songe à cette scène brillantissime de Scorsese pendant laquelle Robert de Niro braque un pistoler contre son reflet : you’re talking to me ?, demande t-il à son image, avec l'air de celui qui maîtrise parfaitement la situation. Dans le même film, le chauffeur de taxi solitaire, de retour chez lui, regarde à la télé des couples danser sur une piste. Inexplicablement, la caméra du téléfilm (non celle de Scorsese) se focalise sur une paire de chaussures abandonnée au milieu des couples dansants. Cette paire de chaussures matérialise l’absence du chauffeur à la vie ou tout au moins au spectacle qu’on veut lui faire admettre comme la vie. Dans un autre film, Robert de Niro se serait inscrit à un cours de tango[2], mais dans celui-là, il s’achète un révolver et vise les fantômes qui défilent dans le téléviseur. Voici les prisonniers de Platon : on leur a démenotté une seule main avec laquelle ils braquent les figurines de cire qui dansent contre les parois de la caverne.

Je pense à un autre film sur l’ultramoderne solitude. Dans une scène d’Elephant, Gus Van Sant, montre un adolescent en train de jouer à un jeu video. Sur l’écran de l’ordinateur portable, que celui-ci tient sur ses genoux, le spectateur découvre un paysage désertique ; dans ce désert apparaissent des silhouettes de dos. En bas de l’écran, un fusil d’assaut est pointé sur ces apparitions (l’arme est virtuelle au début du film, elle sera réelle à la fin). Par un simple clic, l’adolescent envoie une décharge dans le dos des passants. Ceux-ci s’effondrent sobrement et disparaissent dans les sables mouvants du paysage lunaire. 
Je ne connais pas de plans plus révélateurs de cette solitude moderne qui pousse au meurtre que ces deux plans de Scorsese et de Van Sant réalisés à une vingtaine d’années d’écart.

Et voici ce que je me dis : si je devais tourner un film sur la solitude hypermoderne, peut-être bien que je filmerais Charles Baudelaire croisant une passante et se retournant pour lui vider son chargeur dans le dos et dans la nuque.



[1] Paroles de la chanson d’Alain Souchon : ultra-moderne solitude

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Publié dans littérature

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J
Pour couper court à toute confusion, je le proclame bien haut:Le commentaire précédent n'est pas à moi.Au passage, j'ai beaucoup aimé le compte rendu du blocage de rennes 2.
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A
Lâche immédiatement ce fusil, petit pouet désabusé, tu vas finir par blesser quelqu'un !
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