Les anneaux de Saturne

Publié le par Damien

 

Je viens de finir la lecture des Anneaux de Saturne, par George W.G Sebald.

 

 

 

Trois pistes apparaissent à la lecture des deux premiers chapitre : le livre qu’on va lire sera :

 

  1. -Un récit de voyage sur la côte est de l’Angleterre, précisément de Reedham à Ditchingham, à travers le comté du Suffolk.
  2. -Un livre d’érudition abordant des sujets extrêmement variés (d’un commentaire de la leçon d’Anatomie de Rembrandt, à la bataille navale de Sole Bay, en passant par la pêche au hareng et l’élevage des vers à soie). A chaque lieu est lié le rappel d’une vie ou plus souvent encore d’une entreprise humaine sur laquelle l’auteur s’est renseigné après coup en consultant bibliothèques et photothèques.
  3. -Un livre élégiaque débutant par la mort d’un ami et s’achevant sur le deuil d'un parent. Les anneaux de Saturne montrent à quelle point la destruction afflige toute activité humaine aussi glorieuse soit-elle.

 

 

 

Le titre et les trois citations mises en exergue par l’auteur vont au cœur du projet littéraire que poursuit Sebald dans ce livre.


La première[1] nous incite à poser sur ce kaléidoscope un regard dépassionné. Comme Milton, en effet, nous devons considérer dans le mal et de la destruction de toute chose un phénomène inséparable de la vie et de tout ce dans quoi l’homme met son énergie et son travail ; c’est tout à fait le ton de ce récit.

 

 

 

La seconde est un peu plus pathétique. Elle fait certes référence à la situation concrète du narrateur qui marche le long d’un rivage mais nous invite aussi à lire derrière le ton assez neutre de la narration ce sentiment poignant d’incompréhension devant la ruine programmée de toute entreprise humaine :

« Il faut surtout pardonner à ces âmes malheureuses qui ont élu de faire le pèlerinage à pied, qui côtoient le rivage et regardent sans comprendre l’horreur de la lutte et le profond désespoir des vaincus. » La citation est de Joseph Conrad, à qui d’ailleurs Sebald consacre une partie du chapitre V

 

 

 

La troisième enfin, (il s’agit d’un extrait de l’encyclopédie Brockhaus qui explique en quoi consistent les anneaux de Saturne) annonce que la matière première du livre sera constituée par le résultats de recherches et de lectures savantes. Le recours au livre de référence permet de tenir à distance cette horreur que la phrase de Conrad mentionnait. Comme le disait déjà Emile Ajar, dans Le Roi Salomon, le dictionnaire a toujours raison, ce qui fait qu’il rassure.

Le thème de cet extrait encyclopédique éclaire le choix du titre. Les Anneaux de Saturne seraient constitués des débris d’une seule lune que l’attraction de la planète aurait volatilisée. Les débris dont parle ce livre, sont cette suite d’histoires individuelles qui pour la plupart se terminent tragiquement, ce récit de ces palais et de ces maisons de maître qui flambent, ce catalogue de ces industries qui périclitent, cette liste des maladies qui abattent les hommes aussi bien que les fragiles vers à soie. Tout cela tourne autour de l’Histoire qui constitue le mystère sur lequel toute chose se brise, et s’étant brisée continue de graviter dans la mémoire des peuples :

« Songeant, une fois encore, à l’instant même où j’écris ces lignes, à notre histoire presque exclusivement constituée de calamités… », lit-on à l’avant-dernière page.

Saturne, souvent représenté avec un sablier et une faux dans l’imagerie de la renaissance, n’est-il pas le maître du temps comme de la mort, sujet par ces deux fonctions à une mélancolie incessante[2]. Les anneaux de Saturne manifestent également la circularité du récit (le deuil, comme on l’a vu, mais aussi les travaux du savant Thomas Browne ouvrent et referment le livre).

 

 

 

Les thèmes, d’ailleurs, s’enchevêtrent les uns avec les autres pour former une espèce de soierie. L’auteur n’insiste pas sur ce que son travail a en commun avec celui du tisserand, il ne le fait qu’à deux reprises : à propos de trois Pénélopes perdues dans un cottage en pleine campagne qui décousent le lendemain ce qu’elles ont cousues la veille : « peut-être rêvaient-elle de quelque chose de si extraordinairement beau que les ouvrages réalisés les décevaient immanquablement » (p253) et au sujet des métiers à tisser qui se sont multipliés à Norwich au XVIIIème siècle. Je souhaite citer ici en intégralité[3] la page consacrée à ces métiers à tisser  parce que ce passage me semble particulièrement représentatif de ce qu’est l’œuvre tout entière :

 

 

 

 « S’il m’arrive aujourd’hui, à l’heure où nous ne sommes plus capables de distinguer les étoiles derrière la blême lueur qui couronne la ville et ses environs, de me reporter en pensée au XVIIIème siècle, donc à une période qui précède l’industrialisation proprement dite, je m’étonne du grand nombre d’hommes dont les pauvres corps étaient déjà accrochés pratiquement leur vie durant, du moins en certains lieux, dans des métiers à tisser faits de cadres et de tringles en bois assemblés et munis de poids, semblables à des instruments de torture ou à des cages, concrétisant une bien étrange symbiose qui mieux que ce qui nous sera donné à voir à travers les mécaniques plus tardives de notre industrie, peut-être précisément en raison du caractère relativement primitif de ces métiers nous révèle que nous ne pouvons nous maintenir sur terre qu’entravés dans les machines inventées par nous. Le fait que les tisserands en particulier, mais aussi les lettrés et autres scribes –comme on peut le lire dans le Magazin für Erfahrungsseelenkunde, publication allemande remontant à peu près à la même époque- étaient exposés à la mélancolie et à tous les maux qui en découlent, cela se comprend aisément s’agissant de gens attelés à un travail qui les contraint en permanence à une position assise peu confortable, à une attention de tous les instants et à d’interminables calculs en rapport avec les modèles à réaliser. »

 

 

 

De cette gigantesque phrase, caractéristique de la manière propre à l’auteur, on voit bien que les dernière lignes évoquent aussi bien le travail de l’écrivain que celui de l’ouvrier de manufacture. Les machines compliquées sont celles du récit qu’il est en train d’écrire –et même une lecture un peu distraite peut révéler à quel point cet ouvrage est bien agencé-, le passage évoque encore la mélancolie qui est à la fois la cause de l’écriture (j’écris parce qu’on ne voit plus les étoiles dans un ciel urbain) et l’une de ses conséquences (l’art est difficile et plus d’une fois je me sens au milieu de mes outils d’écrivain et de mes savantes constructions comme l’ange de Dürer au centre de son atelier, fasciné par l’impossibilité d’enfermer le monde dans ma création)

 

 

 

Avec la soie (qui évoque le deuil[4]), le motif le plus récurrent est la destruction des maisons de maître ou d’empereurs : depuis le palais de Gengis Khan qui se conçoit et se défait dans le cerveau malade de Swinburne jusqu’à la maison des Ashbury incendiée par des Républicains irlandais pendant la guerre civile en passant par le Palais d’Eté pillé par les troupes coloniales à la fin de la révolte des Boxers, et l’incendie qui a fait disparaître le féérique palais de Somerleyton) ; toutes ces glorieuses demeures emportées par le feu ou la folie des hommes nous ramène non seulement aux racines du tourisme qui, comme le fait remarquer Pascal Quignard, à la fin du Sexe et l’effroi, se concevait d’abord comme un tourisme mélancolique prenant la contemplation des vestiges de temples et de palais comme prodrome à la sagesse, mais encore cela nous renvoie aux première années de l’auteur né en 1944 qui a grandi au milieu d’une Allemagne dont il ne restait plus que des ruines. On n’a donc aucun mal à reconnaître dans les Anneaux de Saturne, le thème principal de De la destruction.



[1]Good and evil we know in the fiel f this world grow up almost inseparably”, John Milton, Paradise lost

 

 

 

 

 

[2] Klibanski, Saturne ou la mélancolie

[3] (hormis la planche d’encyclopédie représentant un ouvrier attaché à son métier qui l’accompagne)

[4] « C’est ainsi que lors des funérailles de la reine Victoria, la duchesse de Teck serait apparue, ainsi qu’on pouvait le lire dans les journaux de mode de l’époque, dans une robe véritablement époustouflante, ondoyante de voiles épais en soie de Mantoue noire… »

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Publié dans littérature

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