Où est la connaissance que nous avons perdue dans l'information ?
Time Square (New York) grand lieu d'idolâtrie de l'information
1. un bourdonnement d'essaim
Tenter de définir l’information en soi me paraît une tâche impossible même si l’on arrive à surmonter, comme le tente de le faire Frédéric Rabat la contradiction sous jacente entre une information entendue comme « donnée porteuse de sens » et information comprise comme « objet pouvant être soumis à une interprétation qui lui confère ce sens ».
D’un côté, la suite des caractères qui constituent les cellules d’un individu n’est pas une information pour moi qui ne sais pas décrypter l’ADN ; d’un autre côté, je ne peux pas considérer n’importe quel isthme provoqué par les craquelures du plafond comme une flèche m’indiquant la direction à suivre : il en va pour l'information comme pour le signe : elle ne peut exister sans volonté de communication.
Mais cette volonté de communication est tellement englobante et multiforme aujourd'hui que le neutre ou le hasard tend à disparaître et les informations finissent par se dissoudre dans notre environnement et provoquer ce que les libraires appellent l'effet tapisserie.
Qu'est-ce que cela "veut" dire ? Et cela d'ailleurs veut-il dire quelque chose ? Tel est le problème que pose Witold Gombrowicz dans son fantasque roman intitulé "Cosmos" :
"Cette flèche, là, pendant le dîner n'était pas du tout plus importante que la partie d'échecs de Léon, le journal ou le thé : tout se trouvait à un même niveau, tout concourait à ce même moment, dans une sorte de concert et de bourdonnement d'essaim." Le bourdonnement d'essaim convient aussi bien à la société d'information d'aujourd'hui, qu'au monde proliférant des signes de Cosmos. Tout est égal, et tout se tient sur un même pied.
2. Comparer information et connaissance
Il m'apparaît donc plus intéressant d’essayer de définir l’information par rapport à sa tentative de mise en forme, la connaissance.
En effet, être informé, ce n'est pas connaître.
Voilà bien une évidence qu'il est néanmoins toujours indispensable de rappeler aux sirènes d'Internet. Jean-Marc Mandosio dénonce avec brio cet amalgame dans L'Effondrement de la Très Grande Bibliothèque Nationale de France (paru aux éditions de l'encyclopédie des Nuisances en 1999; je cite un extrait de la page 108) :
"connaître la date de naissance de Saint Thomas d'Aquin ou de Hegel, ce n'est pas savoir quelque chose mais disposer d'une information ponctuelle. A l'opposé, on ne connaît rien de la Somme Théologique ou de la Phénoménologie de l'Esprit si l'on a seulement parcouru du regard ces ouvrages ou un résumé ; il faut les avoir compris, ce qui ne saurait se réduire à une liste de données d'informations : même si ces informations constituent des outils de connaissance (nous n'avons rien contre les résumés), la compréhension réelle qui constitue la connaissance au sens propre du terme est un processus autrement complexe que la simple compilation de données quantifiables. De ce point de vue un érudit qui "connaît" beaucoup de choses mais n'en comprend aucune est tout aussi ignorant que le premier cybersurfeur venu, et toutes les bases de données du monde n'y pourront rien, contrairement à ce que la propagande en faveur d'Internet, et, plus généralement, des supports électroniques s'efforce de faire croire."
L’information suppose un destinataire capable d’interpréter tandis que la connaissance nécessite un sujet capable de s’approprier. La différence entre l’interprétation et l’appropriation d’une information dépend de la capacité que l’information a de changer ou non ma représentation d’un objet singulier. Tandis que le sujet interprétant se contente en général de tirer de l’information ce qui lui sert à pérenniser sa représentation ou à en combler une lacune, le sujet connaissant se sert de l’information pour donner une nouvelle dimension à sa représentation ou pour la remettre en cause et lui en substituer une nouvelle. Conflits cognitifs et incertitudes en tous genres accompagnent en général l’esprit du sujet accédant au savoir par la connaissance.
L’information satisfait un besoin mais ne correspond pas à un problème (je n’ai pas besoin de problématiser pour l’utiliser)
La connaissance correspond à un problème et ne satisfait pas forcément à un besoin -si ce n’est celui de surmonter le problème théorique dont la réalisation est le début du savoir– connaître, c’est problématiser)
En d’autres termes :
S’informer, c’est se rendre immédiatement plus efficace.
Connaître, c’est se rendre immédiatement plus vulnérable
(En tout cas, la connaissance n’a pas pour visée une utilité immédiate)
3. Quel est la connaissance que nous avons perdue dans l'information ?
Lorsqu'à la suite de T.S Elliot ( "where's the knowledge, we have lost in information" vers extrait de Choruses of "The Rock"), on cherche à savoir la connaissance qu'on a perdu dans la "société de l'information", c'est sans doute cette capacité à problématiser et à jauger, avant de l'assimiler, les rapports qu'entretient une information avec notre existence. En quoi cela finalement me concerne t-il ? A quelle question personnelle, cette information me permet-elle de répondre ?
La perte de cette capacité à trier entre l'information susceptible de devenir connaissance et information destinée à devenir déchêt, provoque aujourd'hui des situations nouvelles de stress parmi les professionnels de l'information.(cf. là-dessus l'article de Jean-Claude Guillebaud, récemment paru le 20 octobre 2007 dans sa chronique du Téléobs, "Ecoutez voir", où on lit qu'un citoyen moyen traite aujourd'hui en moyenne un nombre d'informations dix fois supérieur qu'il y a douze ans.)
Dans une situation de communication standard, l'information n'est pas à elle-même sa propre fin.
Pourtant dans le paradigme de Mac Luhan (medium is message), les industries d'information célèbrent d'abord leur existence ou plutôt le flux perpétuel d'actualités qui la rend possible. L'esprit humain est désormais "informé" pour traiter de l'information à la vitesse d'un processeur informatique. L'information devient pour l'homme une nourriture aussi banale que celle que son estomac ingère. Ainsi le journal n'est plus seulement sa "prière du matin réaliste"(Hegel), c'est une nourriture conçue pour être incorporée au même titre que les croissants livrés avec le quotidien.
Ce qui est curieux, c'est que malgré sa nature biologique, le flux d'information arrive également à nous fasciner ; nous en devenons idolâtres, et nulle part cette idolâtrie n'est plus manifeste qu'à Time Square, où en plus de la prolifération de signes, le "Dieu de néon" remplit nos yeux hallucinés d' "information en temps réel" sur des écrans géants. :
"nous n'assistons pas tant au flux de l'information, qu'à un pur spectacle, l'information sacralisée, rituellement illisible", écrit Don de Lillo dans son dernier roman, Cosmopolis
4. Vers une connaissance communautaire ?
Symptomatiquement, les spécialistes qui s’attachent à définir aujourd’hui la connaissance, s’ils font appel à la dimension construite de celle-ci, considèrent le groupe et non plus l’individu comme l’auteur de cette construction.
Je cite comme exemple ce qu’écrit Patrick Bazin (directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon), sur son blog, au sujet du rôle des bibliothèques dans la diffusion de la connaissance :
« La bibliothèque est en crise précisément parce qu’elle a du mal à intégrer le fait que le savoir devient, plus que jamais, processus, réseau d’interactions, créativité et que le bibliothécaire doit composer et recomposer sans cesse avec un usager devenu acteur système »
Dans les discours des professionnels de l’information, il n’y a plus de connaissance sans réseau (et d’ailleurs plus de réseau sans Internet).
Cette reconstruction de la notion de savoir qui s'autorise de l'effet que les nouvelles technologies provoque dans nos vies personnelles me semble ressortir de la même illusion techniciste qu'illustrait André Tricot naguère à l'IUFM de Bretagne, lorsqu'en voulant rédéfinir le concept d'intelligence (cf.mon article du 4 juillet), il soutenait, devant les stagiaires de l'Education Nationale que nous étions, qu'un enfant était plus intelligent lorsqu'il se trouvait placé dans un environnement informatique (présence d'un moniteur branché sur le réseau et d'une imprimante) que lorsqu'il était obligé de réfléchir devant une feuille de papier avec la seule assistance technique d'un crayon à mines. En trois ans d'enseignement, l'expérience m'aura largement prouvé le contraire.
Mais ici, ce qui est soutenu, ce n'est pas la thèse selon laquelle un homme débranché du réseau Internet n'est pas aussi intelligent qu'un homme connecté (il faut croire que ce stade est dépassé), mais le principe selon lequel le savoir ne se contruit que collectivement (un homme seul ne saurait connaître, tout acte de connaissance est social ; si la chose était vraie, pourquoi aurait-il fallu attendre l'avènement d'Internet pour l'affirmer ?)
Je demande à voir ce que c’est que cette connaissance communautaire et comment une communauté peut s’approprier un savoir au même titre qu’un individu, sachant que les individus qui composent cette communauté ont tous une expérience singulière.
Partage des informations, certainement, mais partage de la connaissance…?