Internet, outil de démocratie ou agrégateur d'opinions ?

Publié le par Damien

Internet est-il un outil de démocratie ?

 

 

 

 (Je republie cet article que j'avais rendu indisponible quelques semaines pour des raisons professionnelles)

 

 

 

            En avril 2006, dans un entretien avec Ségolène Royal[1], l’essayiste Nicolas Baverez reprochait à la candidate socialiste à l’investiture de contribuer au discrédit de la démocratie en invitant sur son blog chaque citoyen à faire connaître ses propositions pour changer l’avenir. Cette stratégie en effet aurait pour conséquence de promouvoir à l’excès l’individu connecté au détriment de l’intérêt collectif et de l’espace public tel qu’on le vit dans les institutions, dans les partis et dans les médias.

La question d’Internet comme espace public valable est aussi ancienne que l’Internet public et les préventions contre la « webdémocratie[2] » ne datent pas d’hier, mais les récentes évolutions du web qui placent l’usager, ses particularités individuelles et son caprice au centre du dispositif justifie que l’on se pose une fois de plus la question : Internet est-il un outil de démocratie ou seulement un compilateur d’opinions qui se méconnaissent les unes les autres ?

            Un outil démocratique en théorie donne au citoyen la possibilité d’obtenir une information fiable, à partir de laquelle il peut se faire sa propre opinion ; quand son avis est formé, cet outil doit lui donner les moyens de l’exprimer et de le défendre.

Ainsi, pour répondre à la question posée, il convient de savoir si Internet est un vecteur d’information fiable, un lieu de réflexion véritable et enfin un moyen de contribuer activement au débat public. Information, délibération, participation, telles sont donc les trois fonctions que nous allons étudier successivement afin de statuer sur le caractère démocratique ou non du plus grand des réseaux internationaux.

 

 

 

1. Internet : vecteur d’information fiable ?

 

 

 

 

 

 

 

         Les portails électroniques des principaux quotidiens connaissent une influence qui ne se dément pas alors que leur vente chez les buralistes baisse parfois de façon dramatique (cf. récemment le cas de Libération). Mais face à cette offre multimédia encore sujette à une ligne éditoriale, se développe sur Internet non seulement des sites qui se veulent critiques des médias traditionnels et de leurs dérives idéologiques ou commerciales (ACRIMED[3], par exemple en France ou bien INDYMEDIA[4] dans le reste du monde) mais de plus des blogs qui offrent une actualité ciblée faisant concurrence aux rubriques des magazines traditionnels. Cette production bénéficie du scepticisme qui gagne les Français à l’égard de leurs médias. Leur critique en effet porte à la fois sur la concentration, massive ces dernières années, des capitaux dans le domaine de la presse (Rothschild et Lagardère) qui tend à homogénéiser l’offre, sur le nombrilisme d’une élite mass médiatique essentiellement préoccupée d’elle-même et coupée du reste du pays[5], et enfin sur un certain opportunisme qui poussent les journalistes à exploiter ad nauseam certaines peurs (banlieues, grippe aviaire, terrorisme) et à occulter d’autres sujets sociaux. A contrario, les weblogs, promoteurs du « cinquième pouvoir[6] », revendiquent leur indépendance à l’égard des bailleurs de fond, une emprise plus grande sur le réel et le vécu (il s’agit de journaux extimes[7] qui mettent en lien plusieurs individus vivant des choses similaires), et leur caractère démocratique (tout internaute, journaliste ou pas, est en mesure de créer un blog).

Cela dit, cette facilité d’accès à l’édition électronique a son revers : l’information n’étant pas validée par des experts, elle perd de sa fiabilité. Tous les blogueurs n’ont pas forcément le temps ou l’honnêteté intellectuelle suffisante pour corriger à mesure les erreurs et les approximations qu’ils ont laissées dans leurs articles[8].

L’encyclopédie collaborative de type wikipedia est un parfait exemple de ce manque de fiabilité. Projet ambitieux, source de données constamment remises à jour et dans bien des cas sans équivalent ailleurs (pour tout ce qui concerne le développement du web), wikipedia allie cependant le pire au meilleur. En l’absence de comité de rédaction, des erreurs involontaires se substituent à des vérités, des articles prennent une allure partisane (ex : scientologie) ou diffamatoire, wikipedia sert aussi de tremplin à divers canulars ou rumeurs (hoaxes).

De façon générale, les internautes avertis se fient à l’autorité de certaines sources, mais c’est la notoriété et l’affluence qui font apparaître les sites en tête de liste sur les moteurs de recherche. Par conséquent, le web ne pourra devenir un instrument de démocratie sans qu’une éducation du cybercitoyen soit organisée dans les écoles et les bibliothèques. De fait, aux USA, le concept d’information literacy[9] a été inventé pour qualifier toute démarche pédagogique visant à donner à l’utilisateur des nouvelles technologies la possibilité de sélectionner des informations pertinentes et fiables. On peut dire que les SCD en proposant des cours de méthodologie documentaire participent à cette vaste entreprise démocratique.

 

 

 

2. Internet : espace de délibération ?

 

 

 

 

 

 

 

       La délibération est essentielle à la démocratie dans la mesure où elle permet après avoir écouté les arguments des deux parties de se faire sa propre opinion. Les promoteurs d’Internet se  targuent souvent de la diversité des points de vue lisibles sur le web, mais comme le montrent Azi Lev-on et Bernard Manin, la diversité ne vaut pas adversité dans la formation d’un jugement. Or l’expérience montre que les internautes ont tendance à consulter de préférence des sites qui manifestent des opinions proches des leurs. L’isolement physique des internautes explique le fait que cette situation qui caractérise aussi les lecteurs de journaux papier soit plus préoccupante en ce qui concerne Internet.

        Règne du Même, selon Alain Finkielkraut, Internet se caractériserait par la disparition de toute altérité qui permettrait à l’individu de faire évoluer son point de vue. A l’appui de cette proposition, Azi Lev-On et Bernard Manin dans leur article[10] mettent en évidence un certain nombre de facteurs d’homogénéité qui entravent souvent cette confrontation avec le point de vue adverse. Parmi ces facteurs citons-en trois : la sociabilité propre à Internet, les classements des contributions en fonction de leur influence et les liens hypertextes :

-tout d’abord, remarquons que les communautés web sont plus faciles à quitter en cas de divergence que les communautés réelles.

-Sur un même site, les contributions peuvent être l’objet de classements par les utilisateurs (ex : slashdot.org) ; les articles les mieux classés seront les plus visibles ce qui a tendance à rendre les propos « provocateurs[11] » ou subversifs presque invisibles.

-Le web politique s’articule en constellations de sites qui militent pour une cause, par exemple pour ou contre l’avortement. Ces constellations sont régies par les « lois de la puissance » qui font qu’une majorité de sites peu connus pointent par des liens hypertextes vers une minorité de sites très référencés. C’est ainsi que la vie politique des Etats-Unis se décline sur le web dans un ensemble finalement très réduit de sites à gros « rendements »[12]. Chaque constellation est idéologiquement homogène, il n’y a pas ou très peu de liens avec la constellation adverse. En cela, le web permet bien davantage de fortifier une opinion que de la soumettre à une critique véritable.

Toutefois face à ces facteurs d’homogénéité, on peut remarquer certains facteurs d’opposition (qui favorisent l’opposition de points de vue adverses), notamment le fait que les sites, heureusement, ne sont pas indexés idéologiquement et qu’une requête comme « avortement » sur un moteur de recherche affiche comme résultats aussi bien des sites féministes que des sites catholiques. Par ailleurs, si les débats politiques n’ont pas lieu sur les sites qui devraient les permettre, il arrive contre toute attente qu’ils aient lieu sur des sites qui a priori n’ont rien à voir avec la politique. Ainsi le site Slashdot, espace d’échange entre mordus d’informatique s’est transformé, malgré ses modérateurs, en forum lors de la campagne présidentielle américaine de l’automne 2004.

 

 

 

3. Internet : espace de participation ?

 

 

 

 

 

 

 

         Ce n’est donc que par l’effet du hasard, par incapacité de l’internaute de paramétrer son domaine de recherche contre les intrusions des sites ennemis qu’Internet devient un espace de délibération. Reste à savoir si l’on peut considérer que ce réseau offre un espace de participation à la vie politique.

La vie d’un militant alterne aujourd’hui consultation de contenus sur le web et rencontres physiques dans les lieux publics ou privés. La fragilité des « mouvements d’alerte » qui essaient de se substituer aux partis[13] tient au fait que l’échange de données en ligne n’est pas suivi de réunions réelles. Cela dit si la participation du citoyen à la politique ne peut se limiter à ses contributions sur le web, elle peut aussi prendre cet aspect.

Si les pétitions lancées sur le web n’ont que peu d’effets sur les décideurs, on ne peut pas encore juger l’initiative de Ségolène Royal, bien que le scepticisme semble la position la plus raisonnable : dans le cas où Mme Royal est élue fera t-elle appliquer une synthèse des avis qui auront été émis sur son site ou bien le programme du PS ?

Toutefois cette initiative reste un cas très isolé. Le problème du web participatif paraît rejoindre celui de la démocratie représentative, mais en réalité la participation sur le web dont il est question est plutôt celle du citoyen à la production, à l’évaluation, et à la diffusion de contenus. En effet, les blogs et la mise en accès de logiciels permettant d’éditer des documents en HTML[14] favorisent la production ; la messagerie instantanée, le système des rétroliens[15], le dépôt de commentaires rendent possible la critique d’un article et enfin les moteurs de recherche spécialisés[16], les outils de syndication[17], les tags permettent la diffusion et le repérage de ces contenus.

Le web n’est donc plus seulement un moyen de publier des textes en ligne mais aussi un lieu de discussion, un réseau de réseaux. De lecteur qu’il était initialement, l’utilisateur d’Internet est devenu également acteur et auteur. Cela dit, ce n’est pas parce que tout le monde accède à l’expression que le lieu de cette expression sera démocratique ; en effet, quelle est la représentativité des groupes de discussion ? Le web permet des expériences de démocratie au sein de groupes plus ou moins restreints, mais quelle est la représentativité de ces groupes dans l’ensemble du corps électoral ?

 

 

 

Conclusion :

 

 

 

 

 

 

 

Le web est un outil qui peut favoriser l’exercice de la démocratie institutionnelle mais ne peut prétendre se substituer à elle. Par ailleurs, certaines conditions doivent être remplies afin qu’Internet puisse assurer ce rôle auprès des citoyens. La première est une éducation des citoyens à la maîtrise de l’information (information literacy). Cette formation doit être poursuivie dans l’idéal tout au long de la vie. La seconde est que le web soit un véritable espace de débat ce qu’il n’est pas spontanément à l’heure actuelle. Il ne suffit pas qu’un individu puisse éditer librement des contenus en ligne pour qu’Internet soit assimilé à un espace démocratique. La démocratie parfaite suppose un accès égal de chacun au savoir, or bien des utilisateurs faute d’être suffisamment formés à la recherche sur Internet peinent à extraire de l’infobésité du réseau l’information qui sera à la fois pertinente et utile.  



[1] BAVEREZ Nicolas, MONGIN, Olivier, « La méthode Royale » (entretien avec Ségolène Royal), in Nouvel Observateur, 26 avril 2006. Une partie de l’entretien est lisible sur le blog de Miguel Membrado (http://membrado.blogs.com)

 

 

 

 

[2] On trouve aussi l’expression « e-démocratie » (terme plus général englobant tout échange de documents sur support numérique à des fins démocratiques)

[3] [action-critique-médias]  Site de l’Observatoire Français des Médias, créé à l’issue des conflits sociaux de 1995 pendant lesquels un certain nombre de journalistes ont dénoncé le manque de neutralité des médias et leur dépendance à l’égard des pouvoirs financiers. (http://www.acrimed.org)

[5] Pendant la campagne référendaire, la grande majorité des éditorialistes des principaux journaux et magazines a défendu le Traité Constitutionnel Européen.

[6] CROUZET Thierry , « Le cinquième pouvoir » in L’Express, 8 décembre 2006 (anticipe la parution en janvier 2007) du Cinquième pouvoir, chez Bourin Editeur

 

 

 

 

Sur son blog, http://blog.tcrouzet.com, l’auteur retrace l’historique du concept ; le cinquième pouvoir vise à offrir notamment sur le net un contrepoids efficace au quatrième pouvoir, le pouvoir de la presse.

[7] Néologisme de Michel Tournier. Aujourd’hui un journal extime est un journal intime en ligne (un blog) mais qui malheureusement ne fait pas toujours l’effort d’extériorité à soi-même et de prise de distance qui caractérisait le livre de Tournier.

[8] Même dans la mesure où leurs auteurs procèdent à ces modifications, c’est souvent le texte original et erroné qui continue de circuler comme le montre l’exemple du blog d’Etienne Chouard pendant la campagne référendaire.

[9] Intraduisible en français, il s’agit de cours relatifs à la maîtrise de l’information.

[10] LEV-ON Azi et MANIN Bernard, Internet : « la main invisible de la délibération » in Esprit, n°5-6, mai 2006, p 195-212

 

 

 

[11] en jargon d’internaute, les messages provocateurs portent le nom de trolls et sont en général mal notés par les communautés web.

 

 

 

 

[12] HINDMAN, Matthew, TSIOUTSIOULIKLIS, Kostas, JOHNSON, JUDY A. “Googlearchy : How a few heavily-linked sites dominate politics online”, 2003

 

 

 

 

Internet : http://www.cs.princeton.edu/~kt/mpsa03.pdf

 

 

 

 

[13] Cf Pierre Rosanvallon, la Contre-démocratie.

[14] Format standard d’une page web

[15] ou « trackbacks ». Permet d’afficher toutes les pages qui mentionnent l’article en question.

[16] Comme technorati (http://www.teechnorati.com) moteur de recherche sur les blogs.

[17] Comme les fils RSS

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M
A  mon avis il faudrait enrichir un peu ce blog...je pense de quelques photos ou illustrations de plus, peut-etre un paysage de soleil que se couche...je sais pas.Mais il faut ajouter quelque chose,mis a part tes articles.<br /> Bon courage Damien!<br /> A bientot<br />  
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D
Pas encore au point : pas de photos ! décevant
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