Vêtu de mes plus beaux haillons
Un marcheur porte habituellement en été deux tenues : l'une sur lui, l'autre sur son sac à sécher.
On ne saurait être plus économe à moins comme le faisait le général Epaminondas de se cacher dans des grottes pour nettoyer ses vêtements à l'eau des sources.
Il est vrai que le look randonneur a envahi depuis une décennie les sentiers : on reconnaît aisément sur les épaules des autres, les marques de fabrique des produits que l'on a soi-même achetés. Pourtant certains continuent de s'habiller comme dans la vie de tous les jours : pantalon de toile en été, ou blue-jean en hiver, polo ou chemise à carreaux. montrant ainsi qu'à leur retour de Compostelle, ils seront déterminés à vivre dans leur travail le même effort que sur le chemin. La plupart préfèrent tout de même une tenue qui non seulement est mieux adaptée aux contraintes du terrain mais en plus les distingue des gens du pays qu'ils traversent.
J'ai opté pour une chemise de chanvre qui s'est déchirée en Corse après plusieurs années de service. Cette chemise qu'on m'avait offerte était parfaite, le chanvre absorbe très bien la sueur ; Après m'être séparé tristement de ces lambeaux, j'ai acheté le premier T.shirt que j'ai trouvé pour ne pas souffrir des coups de soleil ; comme je m'étais rendu dans l'un de ces villages touristiques qui enlaidissent la Corse, je n'avais guère le choix du motif. J'ai pris le T.shirt sur lequel l'emblême de l'île me semblait le moins apparent. Je ne sais pour quelle raison, mais il est désagréable au Breton que je suis d'être pris pour un Corse, ce qui est arrivé bien des fois tandis que je portais ce vêtement sur le continent ; cette rancoeur doit remonter au temps où les syndicats nous expliquaient, à la sortie de l'IUFM, qu'un natif de l'ïle de Beauté disposait de 600 points pour obtenir une mutation qui lui permettrait de rentrer chez lui, tandis que d'autres Bretons et moi-même nous étions bons pour aller faire la classe en région parisienne ou dans les Ardennes. Je n'irai pas plus loin sur cette pente savonneuse, car j'ai prévu de parler chiffon aujourd'hui et non de politique.
Je trimardais habituellement vêtu de ce T-shirt et d'un bermuda qui s'effrangeait au niveau des genoux. Le chèche que je porte habituellement autour du cou pour protéger mes épaules contre le frottement des sangles cachait efficacement la tête de maure antipathique. "Les drapeaux habillent mal", écrit Pollès ; j'avais choisi de ne pas porter les couleurs de ma région. Beaucoup de Bretons cousent un gwen-ha-du sur leur sac, ce n'est pas ma manière. Le soir, à l'étape, pour aller au restaurant -quand on y faisait des réductions pour les pèlerins, je portais une chemise de lin népalais dont les couleurs avaient passées depuis longtemps mais qui me plaisait par sa légèreté et les petits boutons de bois qui en fermaient l'échancrure. J'ai porté cette chemise pendant quatre ans jusqu'à ce qu'elle n'en reste aux épaules que la trame.
Pourquoi un marcheur s'attache t-il temps à ses chaussures ? Ces godillots qui ont été à leurs débuts un souci constant, qui ont pincé, frotté, martyrisé à maintes reprises les orteils, on devrait plutôt s'en défaire avec joie lorsqu'ils sont usées en espérant que la prochaine paire ne posera pas tant de problèmes. En réalité on est reconnaissant à ces semelles de nous avoir porté tant bien que mal au bout de nos pérégrinations. Théodore Monod a dessiné ses semelles en cuir de gazelle à la fin d'une de ses méharées : les talons sont quasiment inexistants, le cuir se fendille de toute part aux extrémités, sous les orteils. Le marcheur reconnaît dans l'obscolescence de son matériel et notamment de ses chaussures un signe de sa propre vieillesse. "J'ai vécu", voilà ce qu'il se dit en espérant que le coordonnier ressuscitera une fois encore la très veille paire qui a connu les terres rouges de la Rioja et les oliveraies du Magne. Dans cet esprit, j'ai conservé mes vieilles chemises et mes pantalons troués et je suis entré à Compostelle vêtu de mes plus beaux haillons.
J'ai une gourde en fer, cabossée et dont la peinture est à moitié écaillée. Elle se balance aux sangles de mon sac à portée de ma main gauche. Quand traversant des landes ou des plateaux, j'y porte l'oreille au lieu des lèvres, j'entends une basse continue qui me rappelle le son que fait un hauban tendu sous la brise. Le vent est un grand flûtiste.
Aucun tissu ne vous évitera d'avoir des ampoules si vous avez les pieds sensibles. Pour ma part, j'ai essayé trente six crèmes et autant de marques de chaussettes, à chaque fois sans résultat. Yann et moi sommes même allés un jour acheter des bas dans un supermarché sur les conseils d'un compagnon maçon de Montpellier. Des bas ! je revois encore la tête de la vendeuse à qui nous avons demandé conseil. Les collants sont trop fragiles pour l'usage qu'on en fait sur les chemins. tout ça s'effliloche en un rien de temps.
La seule recette consiste à ôter ses chaussettes une ou deux fois par jour et à les laisser sêcher ; puis on les retourne et on les remet à l'envers. Le temps que les chaussettes sêchent, on peut contempler les terres qui nous entourent, et c'est autant de temps que l'on donne à notre âme pour rattraper notre corps en vadrouille.