La Valentine dont je me souviens

Publié le par Damien

 

Echappant à la sollicitude un peu encombrante de nos hôtes et celles de nos amis, Valentine et moi avons loué un taxi pour gagner la passe de Torugart. Notre arrivée à Naryn, deux semaines plus tôt, avait été marquée par des ennuis mécaniques assez cocasses, quand j’y repense aujourd’hui, mais qui à l’époque nous avait fait arriver fort tard chez l’oncle de Talant. Le taxi avait un sérieux problème au carburateur : à la fin du voyage, le chauffeur était obligé de remplir d’essence une bouteille d’eau et de fixer le litre directement au moteur. Chaque fois que le litre était consommé, le véhicule s’arrêtait et son propriétaire aidé de Talent devait renouveler l’opération : pomper le liquide au réservoir et fixer la bouteille sous le capot.

Cette fois, bien qu’il n’y avait aucun moyen pour nous de nous en garantir, la veille lada qui nous a conduis à Tash Rabat ne nous a réservé aucune mauvaise surprise de ce type ; à peine si nous avons du la pousser au retour parce que le chauffeur l’avait embourbée en essayant de nous amener aux ruines du château du géant Manas à Koshoy Korgon.

Par rapport à Naryn, Tash Rabat dans la direction de Torugart est distant d’une centaine de kilomètres, mais comme cette route doit passer plusieurs cols à la suite, et compte tenu de la mécanique susceptible des taxis du pays, il nous a fallu une demi-journée pour y parvenir.

En chemin, d’ailleurs, nous nous sommes arrêtés au bord de la route en graviers devant une caravane appuyée contre le mur également gris et instable de la montagne. Ce n’était pas cette fois-ci le moteur de la guimbarde qu’il fallait désaltérer mais le gosier de son chauffeur.

Valentine et moi avons mangé avec étonnement le poisson sêché qu’on nous a donné dans cette roulotte sans que nous ayons rien demandé. Le propriétaire a débouché une bouteille de vodka (encore et toujours) et nous en a copieusement rempli les verres posés sur la toile cirée. Je me souviens de m’être inquiété du fait que le chauffeur en a redemandé. Valentine n’a fait qu’y tremper ses lèvres ; mon inquiétude est partie quelques minutes plus tard cédant à l’hébétude du buveur d’eau de vie.

Le taxi est reparti avec un passager en plus, l’un des habitants de la roulotte, un jeune mécanicien qui s’entendait comme cul et chemise avec le chauffeur. Il se retournait sans cesse vers Valentine et lui chantait avec une voie très cassée et en riboulant des prunelles des romances de son pays, du moins c’est ce que j’ai compris lorsque, cessant de parler kirghize, il a essayé de nous dire, ou plutôt de dire à Valentine (car moi je n’existais plus) quelques mots en anglais dont ceux-ci : « for you, love song, you like it ?»

Valentine arborait un sourire forcé mais agitait aussi ostensiblement la bague qu’elle avait achetée avec la capsule d’un chewing-gum dans un distributeur de Roissy et qu’elle essayait de faire passer pour une alliance. Moi, qu’il fallait qu’on considère comme son mari parce qu’elle ne supportait pas d’être draguée à l’étranger, et qui ai du une fois à At-Bashy dormir dans le même lit qu’elle pour donner le change, je me marrais comme un grand sot que j’étais ; la vodka continuait de me tenir dans un état d’hilarité alors que le paysage tout autour inspirait au voyageur les émotions les plus fortes, et certainement pas l’envie de plaisanter.

Enfin quelques kilomètres après avoir quitté la route de Kashgar, nous sommes arrivés dans la vallée de Tash Rabat. La lada s’est garée à quelques deux-cent mètres d’un hameau de yourtes. Avec le chauffeur, nous nous sommes dirigés vers ces tentes en essayant de ne pas trébucher contre le sol très inégal de cette prairie parcourue par une infinité de minuscules ruisseaux. En même temps que j’ai négocié le prix de la nuit pour trois personnes, j’ai demandé à louer un cheval comme je l’ai fait en Kirghizie chaque fois que l’occasion s’en est présentée. Il était un peu plus de midi lorsque Valentine à pied et moi à cheval avons pris le chemin du Caravansérail. Le nomadisme historique des habitants de ces plaines m’a beaucoup frustré parce qu’il laisse aux occidentaux habitués non seulement aux témoignages architecturaux mais aussi aux traces écrites très peu d’occasions de déchiffrer l’histoire d’un pays. Le caravansérail de Tash Rabat au milieu du Tian Shan est l’un des derniers vestiges encore debout de l’antique Voie de la Soie. Je n’en ai cependant gardé qu’un souvenir obscur et presque carcéral car si ma mémoire est bonne nous n’avions qu’un briquet pour en inspecter les salles qui le donjon mis à part étaient aveugles.

De retour à la lumière, j’ai proposé à Valentine, très réticente d’ordinaire à aborder un cheval, de monter en croupe. J’ai dû argumenter pendant un certain temps avant qu’elle accepte. Je l’ai hissée en croupe et nous avons repris le chemin des yourtes. Au bout d’un certain temps, quand j’ai senti qu’elle s’habituait à l’allure du cheval, j’ai sauté à terre la laissant seule aux commandes. Elle pouvait bien m’envoyer des bordées d’injures, elle a quand même été obligée au bout d’un moment de m’écouter et, d’une certaine manière, d’écouter le cheval pour parvenir à le diriger avec les rênes.

Ainsi après dix minutes de cet exercice, je ne dis pas que toute peur l’avait quittée, mais elle pouvait être fière d’avoir su rester maîtresse de la situation.

Nous en étions rendu ainsi à la moitié de l’après-midi.

J’ai laissé Valentine revenir au camp non loin de là et je suis parti de mon côté avec le projet d’aller le plus loin possible en suivant le défilé qui s’ouvrait au fond de la prairie. A une trentaine de kilomètres vers le Sud se trouvait le lac de Chatyr-Kol, au bord duquel Torugart, la ville frontière ouvrait sur le Sing Kiang (Chine). Je n’avais évidemment pas le temps d’aller jusqu’à ce lac, mais j’en ai quand même pris la direction en suivant le cours de la rivière dont j’ai oublié le nom. Les Montagnes autour de moi ressemblaient aux épines dorsales de dragons pétrifiés . La neige aperçue sur leurs cîmes depuis At-Bashy, cette neige qui rosissait avec le crépuscule, était maintenant brillante autour de moi, mais encore assez loin de portée cependant car l’altitude à laquelle je m’étais élevée ne devait pas dépasser les 3500 mètres. En suivant un chemin tracé sur le versant d’un mont par les caravaniers de jadis, j’ai croisé une petite troupe de voyageurs : six ou sept occidentaux habillés en randonneurs, équipés contre le froid, revenaient de la frontière, l’un d’eux portait un théodolite sur l’épaule ; celui qui fermait la marche m’a dit qu’ils étaient tous Australiens venus dans ce pays comme géologues pour étudier les sédiments du Tian Shan.

J’ai continué mon chemin jusqu’à atteindre un petit col couvert d’une fine couche végétale. Après avoir noué les rênes au pommeau de la selle pour qu’il ne se prenne pas les pieds dedans,  j’ai laissé mon cheval heureux paître le peu d’herbe qu’il y avait et j’ai profité d’un coin de ce tapis vert pour m’allonger et penser à mon voyage.

Me remémorant ma  mésaventure à Naryn (en courant naïvement d’un sentier à un autre j’avais presque perdu connaissance à cause du manque d’air), je me trouvais au contraire complètement détendu et même parfaitement heureux dans ce coin où hormis des contrebandiers et des géologues je ne risquais pas de rencontrer grand-monde.

Ce qui m’a sorti de mon rêve ensoleillé, c’est une ombre froide qui a soudainement projeté son halo sur le gazon où mon cheval et moi nous nous trouvions. Je me suis rappelé à ce moment que la nuit tombait plus vite en montagne qu’ailleurs, et cherchant à amadouer avec des biscuits mon cheval qui refusait de reprendre la route et se tenait à bonne distance de moi, je me disais que j’avais été assez imprudent de m’aventurer si loin du campement.

J’ai repris le défilé en sens inverse avec deux pensées dans la tête : la peur irrationnelle de me perdre, alors que les bifurcations n’existaient pas et le souvenir d’un article du Nouvel Observateur qui affirmait que dans certaines montagnes du Caucase des maires demandent régulièrement au gouvernement de fixer au flanc des montagnes d’immenses miroirs afin de réverbérer un soleil qui manque de plus en plus cruellement aux autochtones. La télévision donne à tous les mêmes exigences en terme de quotas solaires.

 

 

 

Je suis arrivé au camp juste après le crépuscule ; personne ne s’était inquiété et d'ailleurs l’agneau n’avait pas encore fini de mijoter dans la marmite.

Publicité

Publié dans voyages

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article