Poésie et mélancolie

Publié le par Damien

 

« Ce qui m’anime est la joie de l’adieu » (Pascal Quignard, Vie Secrète)

 

 

 

Est belle, toute chose que l’on est sur le point de perdre.

Son clocher pour le conscrit, l’inconnue d’une nuit que l’on quitte, le liseron qui se fane en un jour, la lumière grecque pour Antigone au seuil de son tombeau.

Si nous vivions dans l’éternité, rien ne serait perdu qui ne pourrait être retrouvé.

Quand dans la vie, confiants dans la vie et jaloux de nos possessions, nous disons aux choses autant qu’aux hommes un « au revoir », c’est pourtant l’adieu qui oriente notre être le plus profond. Cette conscience de la finitude peut faire le lit de la mélancolie, mais elle n’est pas en elle-même la mélancolie.

L’être mélancolique n’est pas celui qui s’avoue la passagèreté[1] de toute chose, car comme dit Freud, s’il y a des raisons de s’en affliger, il y a aussi des raisons de s’en réjouir. Que les choses soient passagères fait aussi qu’elles ont du poids dans notre existence. De même pour le choix qui est un autre adieu : élire un être, un mode de vie c’est renoncer à l’alternative et en faire son deuil ; mais ne pas choisir nous fait demeurer au seuil de l’existence et refuser la vie.

 

 

 

La mélancolie consiste d’abord à s’inventer un monde idéal qui ne sera plus passager, ni incomplet mais qui pour la raison même n’aura plus de lien avec notre propre vie. Cela ne peut être encore que de l’idéalisme, un goût pour les arrière-monde et toutes les illusions qui dédoublent avantageusement le réel.

Mais ce qui achève de définir la mélancolie est la connaissance que ce monde idéal est inaccessible. Bien qu’il en soit pleinement conscient, le mélancolique préfère tout de même ce monde inventé aux réalités tangibles parmi lesquelles il vieillit.

 

 

 

Le langage au principe de la mélancolie.

 

 

 

De plus en plus d’auteurs avouent aujourd’hui écrire en dépit de ce que sont les mots. Parmi eux je m’intéresse plus particulièrement à Pascal Quignard et à Yves Bonnefoy.

Quand un être vient au langage, en effet, il perd le contact immédiat avec le réel. Cette perte le protège et lui permet de rencontrer d’autres hommes. Mais certains pourtant n’auront de cesse toute leur vie de travailler le langage pour y faire affleurer quelque chose de ce réel perdu.

A rebours de ce travail, d’autres hommes à longueur de journée manipulent la langue, jonglent avec les idées abstraites et inventent de nouveaux concepts, enrichissent chaque jour la logosphère de néologismes, de mots fashionables ou encore -ce qui s’en rapproche- de mots d’ordre.

La langue de la pastorale jadis, la novlangue de la technique aujourd’hui nous éloignent des mots qui signifient le mieux ce qui nous touche le plus.

La pensée conceptuelle, très proche de l’idéologie, renforce donc notre condition d’être  séparés du monde sensible.

Le langage, par ailleurs veut régner partout en maître : dans les arts picturaux, comme le souligne Sarah Kofman[2], mais aussi dans la sculpture où le concept prend souvent le pas sur l’esthétique, chez les politiques qui manient de plus en plus vertement la langue de bois.

Contre cette obésité langagière, s’érige une certaine rhétorique du silence que l’on voit à l’œuvre chez nombre d’auteurs  (Bobin, Bonnefoy, Quignard et bien d’autres…)

La poésie met en oeuvre ce silence au sens où le joaillier met en œuvre la pierre précieuse ; il lui prépare un lieu dans l’anneau.

C’est encore la poésie qui, selon Bonnefoy, nous déprend de la fascination mélancolique des mondes pleins, mais étrangers à notre condition, que façonne la pensée conceptuelle :

« La parole, par le concept, entrave la conscience de soi quand celle-ci veut penser sa relation au temps, au lieu, au hasard […] la poésie permet la critique aimante, celle qui, laissant le cœur s’exprimer, brise l’entrave et avec l’entrave l’orgueil, lequel est né avec le premier concept, cette illusion de maîtrise. [3]»

 

La mélancolie et le désarroi

 

 

 

Face à la mélancolie se tient le désarroi. Par son étymologie, ce mot évoque le désordre qui survient dans un cortège lorsque la route se trouve soudain barrée.

Le désarroi, c’est la présence étrange qui fait irruption dans le quotidien pour le perturber.

Chacun peut en avoir fait l’expérience après une déception amoureuse : le magasin dans lequel nous avions projeté d’acheter un vaste lit d’amour n’offre plus à mes yeux décillés qu’un châssis en bois recouvert d’un sommier. Lorsqu’on perd une personne qu’on a aimée, avec laquelle on a vécu, les actes les plus quotidiens ont perdu le sens dont notre couple les avait peu à peu investis. Les objets s’imposent à chacun dans une réalité fruste telle qu’ils ne lui paraissent plus tout de suite réutilisables. Le réel fait irruption là où n’existait que de la projection. Il faut donc, comme le montre Clément Rosset[4], se réapproprier peu à peu cet univers domestique afin de recommencer à y vivre.

 

 

 

On peut considérer le désarroi comme une porte ouverte sur le réel. On en souffre souvent mais certaines personnes semblent s’épanouir dans cet état ; un ami me disait récemment : « c’est dans le plus grand désarroi que réside le plus grand bonheur ». Voilà ce que j’entends dans ces propos : la joie, la plupart du temps naît de la coalescence sociale (autrui suscite ma joie, je peux lui en rendre compte) Mais il existe, hors du temps social, une allégresse qui « fleurit sans choisir le terrain ni l’instant[5] », comme dit la chanson et  provient des choses elles-mêmes, des choses en tant qu’elles sont subitement désarroyées par une passion sur le reflux.

Cet état dans l’esprit des gens se confond souvent avec la mélancolie.

Parce que toute chose lui apparaît sur fond d’absence ou de perte, l’homme qui recherche le désarroi, le paumé idéal, l’idiot de village nous évoquent le négatif du monde plein dans lequel nous déployons nos ruses et nos stratégies hédonistes. 

Pourtant ce n’est pas la même chose :

Tandis que le mélancolique, fermé au monde tangible, jouit de la séparation d’avec un espace imaginaire, l’homme du désarroi assiste au réel qui se découvre : il voit enfin le vent dans les arbres, suit les mouvements changeants de la lumière, observe avec les mouettes ce que la marée a abandonné sur l’estran du monde.

Il y a certainement dans cet état une des sources les plus fécondes de la poésie de toujours.


[1] Passagèreté est le titre d’un cours article de Freud daté de 1916 et traduit le mot allemand : vergangenheit.  Dans cet article, Freud essaie de convaincre un poète taciturne que la valeur de passagèreté est une valeur de rareté dans le temps : « La limitation dans la possibilité de la jouissance en augmente le prix. Je déclarai incompréhensible que la pensée de la passagèreté du beau dut troubler la joie que nous y trouvons. (…)La beauté du corps et du visage humains, nous la voyons disparaître pour toujours dans l’espace de notre propre vie, mais cette brièveté de vie ajoute un nouveau charme à ceux de la beauté. »

 

 

 

[2] « Un tableau ne veut rien dire. Si tel était son projet il serait effectivement inférieur à la parole et aurait besoin d’être relevé par le langage pour recevoir un sens et un sens clairement communicable. » (Sarah Kofman, La mélancolie de l’art)

[3] Yves Bonnefoy, « L’art de la mélancolie », Nouvel Observateur 6-12 octobre 2005

[4] Clément Rosset, Le réel : traité de l’idiotie

[5] « Elle vient sans prévenir / Elle fleurit sans choisir/ Le terrain ni l'instant/ Souvent c'est déroutant/ Ce bonheur insensé/ Dans ce monde cassé/ Cette envie de danser/ Un souffle et c'est passé/ Effacé. » (Barouh /Galiano)

 

 

 

 

 

 

 

 

Publicité

Publié dans poésie

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article