Démocratie et Internet (suite)

Publié le par Damien

Je consomme une énergie considérable à cracher dans la soupe et à critiquer internet en utilisant les moyens que celui-ci met à ma disposition.

Pour être plus exact, je ne milite pas contre Internet qui n'est en soi qu'un protocole d'échange de données (TCP/IP). En ce qui concerne, le web (architecture documentaire à base de liens hypertexte qui a permis de populariser Internet), je me contente de remarquer à quel point cette présentation des textes numériques peut altérer le rythme naturel de la lecture. Prenons par exemple, Salammbô de Flaubert qui commence par ces mots : "c'était à Mégara, fauxbourg de Carthage,...". Des pans entiers de la littérature du XIXème siècle étaient rédigés non pour être compris du lecteur, mais pour faire vrai, comme le remarque Umberto Eco dans "Les limites de l'interprétation" à propos d'un extrait de Quatre-vingt-treize dans lequel Victor Hugo explique en long, en large et en travers comment aborder dans la baie du Mont Saint Michel sans s'ensabler ni se noyer. Cette acumulation de toponymes et de détails à caractère géographique ou ethnographique ne prétend à rien d'autre sinon qu'à donner un "effet de réel" (Barthes). Le lecteur ne doit pas se sentir obligé de prendre un dictionnaire pour autant, d'ailleurs sa paresse l'en dissuadera facilement. Il en va tout autrement dans le royaume de l'ypertexte : il suffit alors d'un clic sur le mot "Carthage", pour faire apparaître, par exemple, l'article qu'un wikipedien a rédigé sur la cité rivale de Rome. Un autre clic nous fait dévier vers Hannibal ou Saint Augustin et de là, vers le Lac Trasimène ou encore le rôle de la Grâce en Théologie (quand ce n'est pas vers un site web vantant les mérites d'un hôtel dans les fauxbourgs de Tunis). Le lien hypertexte défait le rythme naturel de la lecture. Ce "tempo" littéraire est pourtant indispensable si l'on veut éprouver le plaisir de la révélation propre à toute fiction. C'est pouquoi lire un roman sur un ordinateur restera une activité tout à fait marginale. Hormis cela, le web en tant qu'organisation des documents n'a certainement que des bonnes choses à nous apporter.

Non ce qui fait l'objet de ma hargne, c'est l'illusion largement partagée qui fait d'Internet quelque chose de plus qu'un outil que l'on peut utiliser à des fins nobles ou inavouables. C'est l'idéologie qui prétend faire d'Internet l'instrument principal du processus démocratique. C'est la bêtise de ceux qui pensent que plus on serait connectés et plus on vivrait en harmonie avec nos voisins. Ne voit-on pas tous les jours l'illustration du contraire : Plus l'information passe vite et loin et plus les querelles de voisinage se multiplient entre les peuples (je pense aux réactions démentielles suscitées par les caricatures danoises l'année passée en Iran et en Syrie). L'emploi d'Internet nous place tous en situation de promiscuité et comme toute promiscuité, celle-ci s'avère assez vite gênante ; loin de dissiper les malentendus, ce médium peut au contraire les exacerber, notamment pour la raison que le web devient de plus en plus communautaire, de moins en moins ouvert à l'argument de l'adversaire (cf. mon article : Internet est-il un outil de démocratie)

Quant à l'opinion selon laquelle Internet favoriserait la liberté d'expression dans les pays où celle-ci n'existerait pas sur la place publique, peut-on encore s'en convaincre alors que :

-Google, MSN, et Yahoo ! acceptent de se censurer pour conquérir des parts de marché en Chine.

-Yahoo fournit au gouvernement de Pékin des renseignements qui permettent de faire un lien entre des messages à caractère contestataire et l'adresse IP de dissidents chinois. (peine de 10 ans de réclusion prononcé à l'encontre de Shi Tao)

-John Ashcroft stigmatise l'association des bibliothécaires américains parce que leurs membres refusent de livrer au FBI certaines données extraites des serveurs, des proxy et des logiciels de gestion de session. (Sur les applications du Patriot act en Bibliothèque et la Résistance opposée par les professionnels, la meilleure synthèse à mon avis est celle de Philippe Cantier : Au nom de l'antiterrorisme : les bibliothèques américaines face à l'USA Patriot Act.-Villeurbanne : 2006, Presses de l'ENSSIB.

Quant à la fiabilité des informations relatives à l'actualité (pas de démocratie sans une presse indépendante et compétente), il y a de quoi s'inquiéter quand aux comité de rédaction des quotidiens qui voient leurs chiffres d'affaire baisser régulièrement on propose comme modèles  les blogs de journalistes (rédaction rapide se faisant l'écho sans contre-expertise de rumeurs ou citant des sources sans grande fiabilité, subjectivité revendiquée, refus de s'auto-censurer pour éviter de se faire le relai de documents choquants comme l'éxécution de Nick Berg que certains blogs de journalistes ont diffusée alors que la presse institutionnelle a fait le choix de ne pas le faire) (cf. courrier international n°844 du 4 janvier au 10 janvier 2007, p 47 : Quand les quotidiens s'aventurent dans la blogosphère, article de Dana Hull pour l'"American Journalism Review")

Par ailleurs, combien de personnes sont convaincues qu'Internet va se substituer tôt ou tard à l'activité électorale défaillante dans notre pays. Ce média ne devrait pas limiter les effets de l'abstention, au contraire.A un peuple de votants, Internet contribue à substituer des assemblées-vétos qui pratiquent de plus en plus la politique de la défiance (cf. La contre-démocratie de Pierre Rosanvallon). La politique de demain est-elle condamnée à n'être plus qu'un complexe de corridors virtuels (lobbies internet et comités d'alerte sur la toile) ? En tout cas, il n'y a pas de quoi s'extasier sur ce joujou planétaire, même s'il me permet de vous faire connaître mes doutes à son sujet.

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