médiatisation du livre
La médiatisation du livre est-elle une chance pour la lecture ?
A propos d’Harry Potter, (que je n’ai toujours pas lu, je dois le reconnaître), un ami, prof de Lettres, me confiait qu’au moins, malgré tout ce qu’on pouvait lui reprocher, ce roman avait le pouvoir de faire lire des enfants dont les parents se décourageaient qu’ils ne finissent un jour par lire jusqu’au bout un seul livre.
Grâce en soit rendue à la clairvoyance de l’auteur et au travail des médias. Cela dit je ne peux m’empêcher de rester sceptique. Ma position n’a pas varié depuis ce texte que j’ai rédigé à l’occasion d’un cours au CFCB (d’où son caractère un peu scolaire, pardonne-moi lecteur) :
Un préjugé veut que les livres surmédiatisés fassent lire des gens qui sans eux ne liraient jamais une ligne. Le tout est de se demander si dans ce cas, la lecture qui est faite est bien une lecture et si ce n’est pas plutôt une obligation sociale, dont il faudrait plutôt songer à libérer l’individu qu’à la louer.
Le rapport de l’homme au livre s’établit à la faveur d’une rencontre, qui, si elle n’est pas totalement fortuite doit tout de même se faire sous le signe de la liberté plutôt que sous le règne d’un déterminisme social. Aussi ne faut-il pas hésiter à examiner les relations que les médias, formateurs d’opinions, entretiennent avec le livre : leur action est-elle une chance pour la lecture ? Nous devons d’abord réfléchir aux fins que se propose l’activité médiatique à propos de la production livresque : s’agit-il vraiment d’informer le lectorat ou bien de pousser au maximum les ventes d’un petit nombre d’œuvres éphémères ? Standardisation des goûts, complaisance à l’égard des grands éditeurs, démagogie dans l’écriture et la promotion des œuvres : qui est en mesure aujourd’hui de conserver face à cette logique du marché le principe d’autonomie du lecteur ?
Le Poème « au milieu de la cité » ou bien au top 10 des ventes du Nouvel Obs ?
Depuis l’avènement des médias de masse comme le journal, des œuvres qui ne se colportaient jadis que dans les cercles très étroits des salons, ont fini par toucher un public de plus en plus large. Certes, ce phénomène historique qu’on appellera « massification » est à porter au crédit des médias. Cette massification de l’information et notamment de l’information littéraire serait effectivement une « démocratisation[1] » si les mêmes contenus de la pensée qui guident l’action des gouvernants parvenaient jusqu’aux masses. La démocratie implique, comme le préconisait le poète Pindare qu’on mette le « poème au milieu de la cité » pour qu’il soit à la fois visible par tous et serve de borne et de point d’ancrage à chacun. Or depuis les deux dernières décennies qui ont vu les fusions de capitaux et les rachats qu’on sait (Bertlesmann, Lagardère…), l’impératif de diffuser une information commune et utile à tous a cédé la place à des manœuvres plus mercantiles.
Certes, pour le confort de chacun, les supports des médias se sont diversifiés, du DVD au forum internet en passant par le journal gratuit distribué à la sortie du métro ; mais cette diversité qui nous environne toute la journée de brèves et de notes de lecture n’enlève rien à la convergence spectaculaire de ces informations tant par leurs sujets que par le souci affiché d’augmenter les ventes.
Médiatiser = promouvoir
Ainsi, médiatiser n’est plus d’abord informer, c’est essentiellement promouvoir. Cette injonction à la promotion est si pressante que, comme le fait remarquer Pierre Jourde dans La littérature sans estomac[2], la plupart des critiques littéraires aujourd’hui estiment qu’attaquer un livre récemment paru est une perte de temps et peut même entraîner pour le critique des conséquences fâcheuses sur la réception médiatique de ses propres œuvres (car l’auteur attaqué est souvent lui-même journaliste). La polémique se concentre donc sur quelques auteurs qui y trouvent un fonds de commerce. Les « affaires » Houellebecq, Angot, Despentes, relèvent de ce scénario : un auteur parsème ses discours de propos obscènes ou « politiquement incorrects » pour faire jouer aux médias la partition qu’on attend d’eux et cette manoeuvre lui assure, ainsi qu’à son éditeur un chiffre de vente défrayant la chronique : les hebdomadaires prennent chacun leurs positions et font assaut de détestation ou d’admiration, registres également impropres à la critique lucide. Les animateurs de la télévision, les Ardisson et les Fogiel s’arrachent leurs auteurs[3] et réciproquement : les uns tirent un profit médiatique de la légende noire des autres et ces derniers trouvent le moyen d’exposer à la critique l’image de leur personne plutôt que la qualité de leur oeuvre. Celle de Houellebecq, par exemple, pourtant considérable par ce qu’elle dit de notre modernité, ne donne ainsi lieu qu’à des variations bien-pensantes sur l’islamophobie réelle ou feinte de son auteur.
Ces faits ne révèlent aucun antagonisme entre les différents médias. De fait, sur les plateaux de télé tout autant que dans les colonnes du Nouvel Observateur, ce sont les mêmes veilles ficelles qu’on utilise, dont celle qui consiste à accoupler des noms d’auteurs connus de longue date (les valeurs sûres que sont, par exemple, Jean d’Ormesson ou François Nourissier) avec des auteurs moins connus mais notoirement promus les poulains des principales maisons d’édition pour le prochain « automne des Romanciers ». Le Goncourt ou « Truoc-nog »( pour reprendre l’anagramme satirique de Iegor Gran ) récompense et célèbre un tout petit monde : depuis que Patrick Rotman et Hervé Hamon, dans les Intellocrates, ont analysé les stratégies de placement dont bénéficiaient les auteurs-vedettes de ces maisons, les succès de la triplice « Galli-Gras-Seuil » ne se sont guère démentis.
Buzz et tease
La nouveauté vient plutôt des possibilités nouvelles qu’offre Internet en matière de marketing médiatique. Le forum interactif (c’est-à-dire la parole spontanée de lecteurs ne souffrant aucune médiation et surtout pas celle du journaliste), ou la rétention d’information –en anglais teasing) et son complément le buzz (propagation d’une rumeur) polarisent l’attention d’une population qui est influencée par les médias plus traditionnels et ceci d’autant plus facilement que le discrédit dans lequel tombent des pans entiers de la presse écrite et télévisuelle favorise les rumeurs que les internautes croient à tort ingouvernables ; en réalité, rien n’est plus facile pour une compagnie que de propager une information opportune sur Internet. Tous ceux qui la reçoivent se croient détenteurs d’un savoir occulté et communient dans la préparation des grands événements, comme la parution à minuit d’un tome de Harry Potter.
A un train d’enfer
Ajoutons à cela que l’oeuvre est désormais prise dès sa création dans le cycle ultra-rapide de l’information médiatique. C’est pour cette raison que la figure de l’écrivain a tendance à se fondre de plus en plus dans celle du journaliste. il en résulte entre autres le succès d’un Bernard-Henri Lévy. Déjà, en 1989, L’Evénement du jeudi classait au premier rang dans la liste des succès de librairie un ouvrage de Bernard Pivot ex æquo avec un livre de Claude Levi-Strauss. Bien des médias en effet ne font plus la différence entre une pensée constituée sur un temps long et nourrie d’observations méthodiques et le bilan d’une expérience médiatique. C’est de façon plus générale un brouillage de repères entre le producteur et le diffuseur d’idées qui s’observe dans ces rapprochements inédits.
Brouillard et éclairs : de plus en plus d’opus en effet sont écrits pour faire la plus grande part de leurs recettes dans le mois qui suit leur sortie en librairie : ainsi, pendant l’automne 2001, des dizaines de titres traitant d’Al Qaida et du terrorisme islamique ont figuré en tête de gondole. La mort de Marie Trintignant à Vilnius a immédiatement engendré la même inflation éditoriale. Inévitablement, la rotation des livres disponibles en librairie est de plus en plus rapide et l’on constate partout qu’un livre qui n’est pas remarqué à sa sortie n’a aucune chance de l’être par la suite.
En outre, ce train d’enfer n’amoindrit pas seulement la qualité des ouvrages mais encore la qualité de la lecture. Car on lit aujourd’hui de la même manière qu’on écrit, qu’on édite ou qu’on célèbre : à toute vitesse. Si l’on rend grâce aux best-sellers, comme Dan Brown, Anna Gavalda ou Christian Jacq de faire augmenter le nombre de lecteurs, on ne s’interroge pas assez sur le type de lecture que ces récits nous incitent à faire : un parcours indolore et sans lendemain ni sans ouverture sur d’autres genres. Quand le succès du jour est déjà devenu le jour suivant « une vieille lune », on ne lit plus guère pour lire mais pour « avoir lu ». On lit avec l’idée de participer activement aux conversations de fin de repas. C’est ainsi que le « on » anonyme, sommé par la société d’avoir une opinion sur tout ce dont « on » parle- se substitue au Je, individu singulier qui est doué d’une histoire et d’un questionnement singuliers.
Lire à la première personne.
Car lire, c’est assurément questionner un texte, lui opposer son expérience individuelle, éprouver son goût ou son raisonnement face à ses démonstrations. Découvrir un auteur, c’est « s’éprouver plus libre, faire fonctionner l’esprit avec plus d’indépendance […], embellir le monde, approfondir la terre du temps […] et non faire que les ventes du quotidien progressent dans l’actuel pour augmenter le périmé », pour reprendre les termes de Pascal Quignard, dans les Ombres Errantes.
Ecrire n’est souvent que le désir de lire le livre qu’il ne nous a encore jamais été donné de lire.
Mais Lire est toujours un acte manqué quand les médias en font un impératif en même temps qu’un synonyme du verbe « vendre ».
Seuls les médiateur du livre qui travaillent avec suffisamment d’indépendance peuvent alors espérer rétablir un peu de vérité dans les jugements intéressés de la presse spécialisée.
Les médiateurs du livre pour contrebalancer les méfaits de sa médiatisation.
Les médiateurs du livre ont des méthodes différentes de jouer les intercesseurs entre le public et les livres. Les libraires indépendants s’ingénient à orienter leurs lecteurs hors des grands canaux de distribution. Certaines petites librairies de grandes villes comme A Plus d’un Titre à Lyon organisent des lectures et des débats en arrière-boutique. Par ces activités et par un choix plus large de nouveautés, ils parviennent à rendre visible une « République des Lettres » discrète mais peut-être aussi réelle que les tapageurs fan-clubs de Harry Potter ou du Seigneur des anneaux.
Quant aux professeurs, ils apprennent à leurs élèves à lire des textes, c’est-à-dire non pas seulement à les déchiffrer mais à reconnaître les codes et les règles du genre, ce qui contribue plus tard à les rendre autonomes dans leurs choix. Cette initiation à la carrière de lecteur n’est pas seulement fondée sur l’analyse et l’intellect. En effet, les professeurs du secondaire incitent à lire pour le plaisir par le biais du dispositif de la « lecture cursive », ce qu’ignorent encore trop de bibliothécaires portés par une tradition qui remonte au milieu du siècle à croire que l’école ne prescrit qu’une lecture scolaire et somme toute rébarbative.
Les bibliothécaires eux-mêmes assurent une médiation non seulement en orientant le lecteur de façon à le rendre plus autonomes dans ses recherches, mais en assurant une fonction d’animation culturelle (rencontres avec les auteurs, oralisation du livre (contes et lectures à voix haute), expositions d’ouvrages).
Faire découvrir autre chose
On se prend parfois à rêver d’une bibliothèque dans laquelle tous les livres anonymés auraient une chance d’être lus et découverts. Cela n’est guère réaliste et n’est sans doute pas souhaitable, car la bibliographie d’un auteur (sinon sa biographie) est un outil de connaissance qui permet d’interpréter chaque œuvre.
Au lieu de cette bibliothèque anonyme, les médias organisent actuellement vis-à-vis de tout ce qui s’édite un univers entièrement régi par les « lois de puissance » : une minorité d’auteurs, mis en valeur pour des raisons qui échappent souvent à la Littérature drainent l’attention d’une majorité de lecteurs sans qu’il y ait adéquation entre ce que peuvent offrir ceux-ci et ce que demandent profondément cela.
Le travail des médiateurs du livre consiste à réparer cette injustice en donnant aux lecteurs le goût de découvrir autre chose.
[1] Démocratisation.
Souvent employé au lieu de massification alors que cela n’a rien à voir. La démocratisation du livre est l’appropriation du livre par le peuple en vue de l’exercice de sa souveraineté. La tyrannie n’aime pas la presse à imprimer.
Or il n’appartient pas aux médias qui évaluent leur influence et changent de politique éditoriale par des sondages (audimat) de réaliser cette appropriation. Le sondage n’est pas une forme de la démocratie, c’en est plutôt le contraire, ou pour être plus exact, la contrefaçon.
Comme le rappelle Pierre Bourdieu dans Sur la télévision (paru en 1996), « On peut et on doit lutter contre l’audimat au nom de la démocratie ». Quand on approuve ce propos, la moindre des choses est alors de distinguer le plus souvent possible « démocratisation » et « massification » ou « mass médiatisation ».
[3] L’expérience des libraires en la matière peut porter facilement au découragement ou au cynisme : « Pour peu que Roch Poisson en ait dit du bien à Bon Dimanche, c’est la razzia. Quand le client se présente à la caisse, tout fier de sa découverte, réprimer un sourire. Piégée, la souris. » François Gravel, Ostende