s'encaverner, dormir et renaître
Les sept dormants d'Ephèse, copie d'une illustration tirée de "Histoires des prophètes et des rois du passé" 1581, Iran
Thoreau considérait qu'une journée était fichue s'il ne consacrait par jour quatre bonnes heures à se promener dans les bois de Walden. C'est le temps qu'il m'a fallu pour marcher de la citadelle médiévale de Tonquédec à la chapelle des Sept Saints près du Vieux Marché (Lannion) en remontant le Léguer, et pour en revenir par le même chemin.
Entre deux journées éclatantes (aujourd'hui et avant-hier), celle-ci était plutôt blanche et froide.
Je recommande cette balade aux amoureux des chemins creux (ayez soin de prendre des bottes en cette saison).
Tout en marchant vers mon but, je pensais au pardon qui y est célébré tous les ans le 4 juillet. Ce pardon est assez particulier, puisque depuis 1954, la procession qui se dirige vers la Fontaine des Sept Saints se termine par une célébration comportant la lecture d'une sourate du Coran, la sourante des gens de la Caverne (Ahl al Khaf). Je connaissais déjà toute l'histoire et l'avais expliquée à mes élèves de seconde au lycée Savina quand nous travaillions sur l'Andalousie médiévale. Ce rite interreligieux a été mis en place par un homme natif de ma ville, Louis Massignon, qui a fait ériger à Pordic (au Vau Madec exactement) cette croix visible depuis le plateau au lieu-dit Notre Dame de Liesse. Louis Massignon, archéologue et ancien professeur au Collège de France a redécouvert la foi catholique en pratiquant l'étude grammaticale des grands textes hébreux et musulmans.
C'est à lui qu'on doit l'assimilation des Sept Saints du Vieux Marché aux sept dormants d'Ephèse dont l'histoire est narré dans la sourate mentionnée ci-dessous. Je vais la rappeler brièvement pour mieux faire comprendre les propos qui suivent :
Sept frères sont poursuivis parce qu'ils ne peuvent plus dissimuler qu'ils adorent le Dieu de la Bible et non l'empereur Dèce à qui ils doivent rendre un culte. Pour échapper à leurs poursuivants, ils se cachent (ainsi qu'un chien) dans une caverne où bientôt un étrange sommeil s'empare d'eux. Quand ils se réveillent, le paysage autour de la caverne a changé, les maisons les plus proches ont disparu, les premiers hommes qu'ils rencontrent sur le chemin qui les mène à la ville ne savent pas qui est Dèce et ne reconnaissent pas la monnaie que porte l'un des frères dans sa poche et sur laquelle est ravé le visage de l'empereur ; ils se sont réveillés trois cent ans après le jour où ils ont trouvé refuge dans la caverne. Le culte de leur dieu s'est largement répandu dans toutes les couches de la population.
Rêverie dans une caverne
Je puis dire sans être soupçonné de paranoïa qu'il m'arrive de temps en temps, comme la plupart d'entre nous je pense, de me sentir poursuivi par des tracas qui pour peu nuisibles qu'ils paraissent lorsqu'on les prend individuellement peuvent facilement nous accabler sous leur nombre : les paroles acerbes d'un collègue proférées dans notre dos, une facture excessivement lourde à payer, un ennui mécanique qui empêche la voiture de démarrer, un grain de beauté qui a noirci sur l'épaule, une invitation qui n'a reçu encore aucune réponse, un proche qui tousse plus fort que d'habitude... Même les soins que nous prodiguons à notre propre corps, certaines fois, nous paraissent pesants et l'idée de les répéter jusqu'à la mort d'un consternant ennui : "Le danger te menace. L'ennemi te cerne de partout et t'attaque de front. Les murailles tremblent.( Pétrarque, Mon secret" C'est l'obsession, au sens étymologique, le siège que les choses réelles dressent autour des remparts de notre être désirant ; l'omnipotence du principe de réalité dans la vie quotidienne. Il faut trouver une issue, il faut dénicher une caverne ou prendre un peu de repos.
Je me demande, cependant avec quel credo sur la bouche je m'endormirais pour trois cents ans, si l'on me faisait la grâce de me soustraire à cette époque pour en connaître une autre. Quelle religion emporterais-je avec moi dans ce nouveau siècle.
Je n'ai pas de Dieu précis, je ne possède que quelques lambeaux de philosophie dont je puis vêtir mon esprit ; et encore ces lambeaux ne sont que des morceaux cousus ensemble de bien étrange façon.
Mais je suis peu à peu en train de dessiner une pensée "magique" (au sens où nous appelons "magique" ce que les Mages nous ont légué) qui me pousse à rejeter comme vains la majeure partie de ce que nous faisons dans l'intérêt de gagner ou bien du temps ou bien de l'argent. On se préoccupe, pour reprendre l'expression de Malraux de bien d'autres choses que d'être heureux, et c'est là notre tort le plus évident.
J'ai bien conscience que ce n'est pas une philosophie, tout juste une idée sensible. Mais c'est tout ce que je pourrais amener avec moi dans un autre âge. Tandis que nous chronométrons le temps, nous ne le vivons pas ; il nous reste étranger. Nous nous connectons de toutes les manières possibles à différents réseaux, mais la seule chose qui compte vraiment c'est d'être au monde. C'est d'ailleurs, sans surprise, le maître-mot du dernier livre de Kenneth White paru aux éditions Héros-Limite : "Nous pouvons malgré tout être au monde"
contemplation dans une cabane au bord d'un chemin
Je terminerai en citant l'un des poèmes que comporte ce recueil et qui est une autre illustration du seul savoir qu'il importe vraiment de transmettre aux générations futures :
En m'éloignant du rivage sur mon canot
Dans l'idée que je suis en danger
Je songe aux riens de la vie quotidienne
Mes soucis infimes
Me paraissent grands
Et grand aussi me paraît le tourment
Qu'imposent les besoins de chaque jour
Et pourtant, il y a une chose
Qui est grande, une seule
C'est dans la cabane au bord du chemin
De voir venir le grand jour
le jour naissant
et la lumière qui emplit le monde.
Dans l'idée que je suis en danger
Je songe aux riens de la vie quotidienne
Mes soucis infimes
Me paraissent grands
Et grand aussi me paraît le tourment
Qu'imposent les besoins de chaque jour
Et pourtant, il y a une chose
Qui est grande, une seule
C'est dans la cabane au bord du chemin
De voir venir le grand jour
le jour naissant
et la lumière qui emplit le monde.
Publicité