responsabilité de l'assassin

Vacher après son arrestation
La dernière décennie du XIXème siècle a vu la société française se passionner pour l’affaire Dreyfus. Dans le même temps, Vacher, l’équivalent médiatique pour le Sud-Est de la France de ce que fut Jack l’Eventreur pour les faubourgs londoniens violait et tuait bergères et jeunes gardiens de troupeau. Si Jack l’Eventreur n’a pas fait au public la grâce d’une arrestation, d’un jugement et d’une exécution spectaculaire, ce fut le cas pour Vacher qui mourut sur l’échafaud en 1898 après avoir été jugé responsable de ses actes et coupable des dix crimes qu’on lui imputait.
Autour de ce fait-divers, Bertrand Tavernier a tourné le Juge et l’Assassin en 1976, fil dans lequel Galabru interprète magnifiquement le rôle de Vacher (Joseph Bouvier, dans le film) et Noiret, le juge qui va obtenir son arrestation puis sa décapitation en place publique.
Le propos de Tavernier dans ce film est de montrer comment l’Institution Judiciaire fait d’un malade mental un tueur entièrement responsable de ses actes afin de pourvoir la Société en boucs émissaires et de perpétuer l’ordre ancien (celui qui accorde des salaires de misère aux ouvriers que l’on voit défiler dans la dernière séquence et qui réprime leurs révoltes dans le sang)
1. Un tueur mystique
Ce propos est suffisamment nuancé pour que le spectateur soit tenté de voir dans le personnage de Bouvier un manipulateur qui se sert des médias pour fléchir l’opinion publique et la convaincre de son irresponsabilité (il monnaye contre l’aveu de ses crimes la publication dans 3 journaux -dont le Petit Journal[1] - d’une lettre où il explique que sa folie meurtrière est causée par la morsure d’un chien et les effets pervers du sérum qu’on lui aurait administré contre la rage).
Dans un rapport qui constitue également le premier grand texte sur les crimes sadiques, Vacher l’éventreur, (J’ai trouvé ce texte récemment sur Gallica à la demande d’un étudiant), le criminologue lyonnais, Alexandre Lacassagne, a démenti la défense de Vacher qui constituait essentiellement à se faire passer pour fou en arguant le nombre et l’atrocité de ses crimes. Dans le film, Bouvier échoue également dans sa tentative à faire reconnaître sa folie par les experts.
Cela dit, Bouvier est à la fois un tueur impitoyable, d’autant plus effrayant qu’il se recommande d’un ordre divin et se compare à Jeanne d’Arc et dans le même temps, il incarne la victime exemplaire d’une éducation religieuse pervertie (Bouvier emprunte aux Frères Maristes qui l’ont éduqué leur imaginaire (l’appel, la vocation, le pèlerinage), leur dévotion à la Vierge (« la femme de tous les hommes qui n’en ont pas ») et fait allusion aux sévices sexuels qu’il a subis de leur part)
Bouvier est en apparence un tueur irrécupérable. Se proclamant « anarchiste de Dieu », il déplaît aux vrais anarchistes par son mysticisme et s’attire la haine des Bourgeois en cautionnant les attentats de Ravachol, de Papavoine et de Caserio (« Les Bourgeois n’ont que ce qu’ils méritent »).
Pourtant le Juge et le Procureur, avec la complicité du corps médical, vont faire leur possible pour obtenir la tête du tueur de bergères. Sentant les assises de la société de plus en plus bousculées par les écrits de Zola (dont il est à plusieurs reprises question dans le film), par les grèves ouvrières et par les manifestations des Dreyfusards, l’Institution va avoir recours au moyen le plus archaïque pour tenter de ressouder la société écartelée entre Blancs et Rouges : faire couler le sang du bouc-émissaire.
C’est ainsi que l’irresponsabilité de Bouvier qui devient de plus en plus évidente au spectateur au cours du film sera à la fin démentie par un médecin« expert », qui ne cache pas son mépris pour le travail qui se fait à la Salpêtrière (sans doute veut-il parler des travaux de Charcot sur l’hystérie et des premières approches de l’inconscient). Son argument est simple : un vrai fou ne sait pas qu’il est fou et donc ne demande pas à être soigné. Or c’est le cas de Bouvier dont la souffrance psychique est visible et qui demande à voir des « aliénistes ».
Celui-ci rend d’ailleurs responsable de ses actes, avec le chien qui l’a mordu, le médecin qui l’a renvoyé de l’asile où il était interné avant de commettre ses meurtres, au motif qu’il était guéri (en réalité la Préfecture avait cessé de subventionner sa pension).
Cet homme, qui a tué et violé femmes et enfants, pleure en écrivant une lettre ; « c’est qu’il a mal à l’œil » déclare le Juge. Son ami, le procureur finit par ne plus adhérer à cette thèse et contredit les propos de l’expert à propos de la folie : « votre portrait du fou demande à être complété ».
La folie de l’assassin le fait osciller entre révolte (« A Mort les Bourgeois ! ») et imitation sincère mais grotesque des rites sociaux les plus conservateurs : il parle obséquieusement à son juge, ne l’interrompt que pour chanter un Ave Maria, salue deux dragons d’un air bravache « L’armée m’a appris à marcher ! » et hausse le menton lorsqu’il entend la Marseillaise. Bouvier est un clown paradoxal parce qu’en singeant ces codes sociaux pour échapper au contrôle des Autorités ou s’attirer leurs bonnes grâces, son comportement dénonce les piliers de la société –que sont l’Asile d’aliénés, la Justice acquise à la cause des plus riches, et l’Armée qui veut la tête de Dreyfus.
Dans un de leurs face-à-face, le Juge veut convaincre l’assassin qu’il est coupable non pas d’avoir des pulsions sexuelles et meurtrières mais de ne pas savoir les réfréner. Mais ce magistrat en revenant chez lui tombe immédiatement sous la coupe de sa mère et manifeste chez sa maîtresse (une femme du peuple) une grande immaturité sexuelle et affective ; il ne domine pas ses propres instincts, dont le plus grave est peut-être sa quête éperdue de reconnaissance maternelle (la mère est confondue à l’occasion d’un jeu de mots et d’une pétition nationale contre le traître Dreyfus avec la Mère-patrie). De même, le Procureur se suicide parce qu’il est incapable de vivre son homosexualité dans la haute société catholique qu’il fréquente et désespère à cause d’une cabale de pouvoir revenir en Cochinchine où la chose eût été plus facile.
Conclusion
Le tournage de ce film était donc l’occasion pour Tavernier de montrer au milieu des années soixante dix que la définition de la maladie mentale était d’abord une question politique (L’anti-psychiatrie des Deleuze et Guattari militait alors pour faire admettre la même thèse), un aspect dans le problème de la responsabilité juridique qui est soumise aux intérêts collectifs. Ce film qui se termine par un acte de rébellion populaire (comme son adaptation de la révolte de Pontkalleg, Que la fête commence !) appelle de ses vœux l’insurrection du Prolétariat. En réalité cette insurrection, même sur le plan théorique, ne résout rien : qu’elle soit prolétarienne ou bourgeoise, la Justice en Occident reste subordonnée, comme le montrent les travaux de René Girard, au mythe du bouc-émissaire ; la justice stalinienne en est le meilleur exemple : qu’on fasse passer pour fous des penseurs politiques ou bien pour sains d’esprit et responsables d’authentiques aliénés, le peuple toujours veut sa rançon de sang et l’ordre, pour se conserver, se doit de la lui fournir.
Sur la partialité de la Justice en temps de guerre, voir mon article sur la condamnation des soldats noirs coupables de viols sur des Françaises pendant la Libération.
[1] titre le plus lu de la presse à sensation de l'époque.