les idiots du web

Publié le par Damien


Je n’ai jamais le temps d’écrire correctement un article sur mon blog. Pour autant, le scrupule contenu par le mot « correctement » est peut-être déplacé compte tenu de la forme d’expression qu’est l’article posté sur un blog. Ne doit-il pas s’agir avant tout d’une « réaction » à l’actualité, d’un commentaire subjectif et délibérément partiel, d’un cri du cœur ou d’un coup de gueule ?

C’est ainsi qu’apparaît à bien des hommes de lettres et à bien des penseurs le bavardage des diaristes de la Toile.

Cf à ce sujet la contribution paradoxale de Tom Wolfe au « blogiversary du Wall Street Journal dans laquelle l’écrivain décrit la blogosphere comme un  univers de rumeurs voulue comme tel par ses tribus[1].

 

La critique des blogs porte à bon droit sur le manque de fiabilité souvent assumée des informations que les Internautes font circuler sur leurs carnets virtuels. Mea culpa, GoulmiG n’est sans doute pas en reste dans cette concurrence des erreurs. Cependant le but de ce blog est de se rapprocher le plus possible de l’article de réflexion dénué autant qu’il est possible de colère et de passion. La réflexion s’accommode mal de cette posture de réaction qui est celle des journalistes du Net et qui m’a fait rédiger récemment un article sur la Birmanie. (A ma décharge, cet article critiquait déjà la volatilité de l’information et de l’attention à celle-ci du public occidental).

 

La critique la plus pertinente que l’on ait faite à l’ensemble de mes articles n’a pas été postée sur mon blog mais dite en privé par Jérémy, un ami qui vit près de Redon et partage son temps quotidien entre des activités universitaires et la fabrication artisanale de couteaux.

Jérémy m’a suggéré de hiérarchiser mes articles selon leur degré de maturation. Des filets plus courts et plus réactifs doivent venir compléter des rédactions au long cours mieux étayées et mieux référencées. Cette hiérarchisation devrait être rendue possible par les récentes évolutions des plates-formes de blog, y compris d’over-blog, si j’ai bien compris le contenu de la lettre d’annonce que j’ai reçue en début de semaine.

 

De façon générale, un blog devrait quotidiennement montrer le trajet que fait l’information que l’on s’approprie. Celle-ci devrait partir du cœur et gagner graduellement la raison.

 

Reste à savoir si cette « raison » est l’opinion commune ou bien si l’on peut en faire la raison des gens qui savent, la raison des lettrés.

Depuis quelques décennies, chacun se fabrique des philosophies portatives avec les cadavres de grandes pensées (« Marx, Jésus, Illich, beaux et pas chers » chante Morice Bénin)

L’expansion de la blogosphère, qui s’accompagne d’un tribalisme des liens et des rétro-liens, amplifie de façon tangible cet autisme de la pensée (cf. le travail d’Azi Lev-On et de Bernard Manin dont il est question dans mon article sur Internet, agrégateur d’opinions .

 

Héraclite (toujours lui) dénonçait cinq siècles avant notre ère cette tendance de l’esprit humain à s’enfermer dans une sagesse pratique sans connexion avec le vrai discours sur la réalité : « bien que le logos soit commun à tous, la multitude vit comme si chacun avait une pensée (phronésis) particulière.»

La « pensée particulière » de chacun, bien davantage encore que les erreurs et les imprécisions qui sont aujourd’hui colportées sur la toile par le biais des blogs, nourrit cet univers de rumeurs qu’est la blogosphère. Comme cette pensée a d’abord une fonction pratique (non pas dire ce qui est mais aider à vivre, il apparaît injuste et hostile de la critiquer)

De fait, les blogs donnent peu de place à la contradiction. Le subjectif y est tellement dominant, qu’attaquer ce que je dis avec des arguments auxquels ma raison est sensible revient à saper, mon mode de vie, mes estimations les plus intimes, les fondements de mon existence. Il est heureux qu’on ne puisse pas arroser les blogs raisonneurs de cigüe numérique. Toutefois remarquons que le recours au poison anti-penseur n’est nécessaire que lorsqu’on exige l’accord de l’autre sur la réalité et qu’on ne peut l’obtenir.


Dans le monde de plus en plus subjectif de la blogosphère, chacun a droit d’avoir son opinion et de penser qu’elle est vraie, mais c’est quand même moi qui ai raison et les autres qui ont tort.

 

Pour prolonger cette réflexion, je me contenterai de signaler dans le dernier Hors-série du Courrier International (octobre-novembre-décembre 2007) l’article de Norbert Bolz[2] « L’expertocratie perd du terrain ». Voici ce que Bolz dit à propos de la fameuse controverse entre Wikipedia et Britannica :

 

« Les gens deviennent de plus en plus des idiotae –comme disait au Moyen-âge Nikolaus von Kues [1401-1464, cardinal allemand et grand esprit] -, ils se contentent de leur opinion et n’écoutent pas les lettrés »

 

Le terme « idiot » est bien entendu à prendre dans son sens étymologique : « particulier ». Le terme latin « idiotae » dans la citation de Kues provient de l’adjectif qu’employait Héraclite dans le fragment cité pour qualifier la pensée particulière (idian phronésis)

 

L’ « idiotie du web » a bien sûr un aspect positif :

 

« Je ne dis pas ça méchamment. Les nouveaux idiots ne se laissent pas dicter leurs connaissances, leurs intérêts ni leur passions. Ils s’organisent en un contre-pouvoir étonnant. »

 

Penser par soi-même, certes est important, mais encore faut-il penser, c’est-à-dire tenter d’accorder ses raisons avec celles d’autrui sur la réalité dont nous sommes une partie.



[1] « the universe of blogs is a universe of rumors, and the tribe likes it that way. »

 

[2] Norbert Bolz enseigne la science des médias à l’Université Technique de Berlin. L’article est d’abord paru dans le Courrier International n°826 du 31 août 2006.

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Publié dans philosophie

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L
En fait, je faisais surtout de l'esprit, ou du mauvais esprit, qui ne méritait pas de réponse. Là où je veux revenir, toutefois, c'est sur l'idée qu'il faut toujours essayer de réfléchir à froid. C'est vrai, bien sûr. Mais pour reprendre le procédé du paradoxe cher à Oscar Wilde, essayons plutôt de renverser l'idée, si son renversement procure un plaisir et intellectuel supérieur à l'idée initiale. La pensée n'est réellement intéressante que quand elle fait penser, non quand elle pense. Et la passion, la fougue, la rage, et précisément le premier levier propre à faire réagir le lecteur. Une pensée froide et juste mettra tout le monde d'accord, mais le lecteur sera tenté, d'une certaine manière, de s'en remettre alors à la démonstration de l'auteur, non de réagir parce que ça le titille là où ça fait mal. En outre, tu fais ça très bien aussi : cf. un récent billet qui n'a pu que me faire penser à Ivan Karamazov (nous en reparlerons certainement prochainement), une rage froide (mais communicative) au coeur et au corps.
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G
Cher Lully,Ta remarque est légitime. L' "idiotie" de cet article tient à son manque de construction. On essaiera d'arranger ça. La question que je voulais poser est la suivante : l'édition en ligne privilégie les formats courts et directs aux formats plus longs qui cultivent toutes les nuances de la pensée. L'internaute veut traiter le maximum d'informations dans le minimum de temps, alors que la réflexion favorise une longue rumination d'objets simples ou du moins peu nombreux. L'édition en ligne contribue t-elle à la réflexion ou bien devient-elle une caricature de délibération collective ?
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L
voilà un billet tout à fait singulier. Est-ce à dire qu'il est idiot ?
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