Cours martiales : cours partiales ?

Publié le par Damien

L'affaire Hendricks


Le soir du 21 août 1944, à 22h30, le soldat James Hendricks quitte ses camarades, passablement ivre, en leur lançant cette bravade qui sera plus tard relatée au tribunal : "Je vais m'en taper une !". Hendricks est un soldat de couleur appartenant à une unité logistique cantonnée dans les Côtes d'Armor depuis la fin du mois de juillet.  Il se dirige en uniforme réglementaire et armé de son fusil en direction de Plumaudan, petit bourg près de Dinan. A 700 mètres de l'entrée du village, il fait intrusion dans la ferme des Bouton, des cultivateurs bretons qui arrivent à l'éconduire poliment en lui donnant des oeufs. Hendricks, se dirige alors vers une ferme proche dont il commence à marteler la porte en criant :

-"Boches ! Boches ! Boches !"

Les Bignon qui habitent cette ferme répondent de l'intérieur qu'ils sont de bons Français et demandent au soldat de cesser de cogner la porte, on ne lui ouvrira pas. Le GI crie alors "ouvrir Mamoiselle ! ouvrir !". Victor Bignon, cultivateur respecté à Plumaudan, comprend ce que veut le soldat et lui demande une nouvelle fois de s'éloigner.

Celui-ci saisit alors son fusil et tire deux fois à travers la porte. Quand celle-ci s'ouvre enfin, elle révèle le corps de Victor Bignon qui gît sur l'argile avec un trou dans la tête.
Mme Bignon et sa fille sont prostrées à côté du cadavre. Hendricks tient en respect avec son arme les deux  hommes survivants de la famille et oblige Jeanine Bignon à s'alonger sur le lit. Il se débraguette, mais celle-ci le repousse en de débattant à mains nues. Hendricks finit par bondir hors du lit en menaçant de son fusil la famille Bignon et s'enfuit à travers champs. 
Il est arrêté quelques minutes plus tard par une escouade de GI alertée par les coups de fusil. Il passe en cours martiale au début du mois de septembre, est reconnu le lendemain coupable de viol et de meurtre et condamné à être "pendu par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive".
La sentence est exécutée le 24 novembre dans la cour du château de Plumaudan à 11h02 en présence de soldats du régiment de Hendricks, de notables et de cultivateurs français.

L'interprète, dernier ouvrage d'Alice Kaplan



Cette affaire, (ainsi que beaucoup d'autres similaires qui constituent ce que J. Robert Lilly appelle "La face cachée des GI") est analysée par Alice Kaplan, universitaire américaine, auteur d'un ouvrage sur l'épuration en France, dans son dernier ouvrage "L'interprète", paru en avril dernier. Le titre fait référence à l'écrivain Louis Guilloux qui a servi d'interprète à la cour martiale par laquelle Hendricks a été jugé et condamné à mort. Guilloux a assumé pendant un mois ces fonctions d'interprète dans les tribunaux militaires chargés de juger les crimes commis par les GI en Bretagne . Il a relaté son expérience dans un roman paru en 1976, OK Joe, qui pose la question essentielle que reposeront par la suite nombre d'Historiens dont J. Robert Lilly et dernièrement Alice Kaplan : 

-"Mais pourquoi toujours des Noirs, Bob ? (L'interprète français s'adresse à son ami, un officier blanc)
-Ah, c'est un sacré problème !
-Je sais Bob ! Il paraît qu'il faut être américain pour le comprendre. Mais pourquoi rien que des Noirs ? Ce n'est pas un tribunal spécial pour des Noirs ?" (
OK-Joe, Gallimard)

Les faits statistiques ont confirmé l'impression de Louis Guilloux : sur les 139 soldats reconnus présents ou ayant participé activement à un viol, 117 (84%) d'entre eux étaient noirs. Seuls 19% des soldats pendus ou passés par les armes pour avoir commis un viol étaient blancs. Le nombre de viols commis par les Noirs excèdent largement leur représentation au sein de l'armée à cette époque (10%) (J. Robert Lilly et François Le Roy, L'armée américaine et les viols en France, juin 1944-mai 1945 ; Vingtième siècle, 2002, n°75, p109-121) 



Dans son ouvrage, La Face cachée des GI et surtout dans un article paru en 2002 dans la revue Vingtième Siècle (n°75), J. Robert Lilly tentait de répondre à cette question difficile en pointant certains faits fondés sur une analyse statistique des archives déposés par les tribunaux militaires à la fin de la guerre. 

1° Les viols étaient statistiquement moins nombreux dans les unités combattantes, où les changements de position fréquents rendaient moins faciles les relations sexuelles entre soldats et civils consentants ou non. Le climat de défiance et d'insécurité rend les choses plus difficiles pour le violeur potentiel que l'allégresse d'un pays qui retrouve le goût de la Liberté et de la paix. Or les Noirs étaient sous-représentés dans ces unités de combat  en raison de préjugés négatifs sur leur comportement au feu ; ils étaient en revanche sur-représentés dans l'intendance et la logistique, c'est-à-dire en territoire à peu près pacifié.

2° La frustration sexuelle des Noirs est plus grande que celle des Blancs, dans la mesure où des préjugés tenaces, maintenus en vigueur par les recrues sudistes dans les Camps d'entraînement, puis dans les bases européennes, leur interdit d'avoir des relations sexuelles avec des femmes blanches. Or le bruit courait parmi les GI que les Françaises étaient moins sensibles à ces préjugés que les femmes américaines.

3° Argument proche (plutôt développé par Alice Kaplan) : le traitement infâmant que subissent les Noirs dans les camps d'entraînement créent un stress et une agressivité plus grande chez les soldats de couleur parvenus sur le continent européen. Cet argument peut se recommander de l'exemple de Hendricks qui est passé par le camp le plus pénible à vivre pour un noir avant d'arriver en Europe.

4° Dernier argument qui demande une vérification statistique : la justice américaine se montrant plus sévère dans les cas de viols interraciaux (quand un Noir viole une blanche) que dans le cas de viols intraraciaux, les cours martiales américaines auraient également appliqué des peines plus lourdes aux soldats noirs reconnus coupables de viol. De même tous les cas de viols commis par des soldats blancs n'auraient pas fait l'objet d'un procès mais certains auraient été étouffé par les cadres de l'armée.
Dans le même ordre d'idée, les soldats blancs bénéficiaient systématiquement d'une expertise psychiatrique pouvant servir à établir des circonstances atténuantes, alors que ce n'était pas vrai pour les Noirs (là encore l'argument vient de Kaplan).

Par ailleurs, soulignons le fait que le viol n'était pas châtié de la même manière en Allemagne et en France. On peut être rétrospectivement surpris qu'il ait été si souvent puni de mort, mais ce fut le cas en France car le général Patton était soucieux de ne pas laisser se dégrader l'image de l'armée américaine dans un pays allié mais tiraillé par des influences communisantes ou Gaullistes (Les FFI et FTP contestaient souvent les comportements de l'armée de Libération, comme De Gaulle au sein du Haut-commandement) Dans un tel contexte politique, il était nécessaire que l'armée veille à conserver de bonnes relations avec les Français, et elle a souvent invité les familles des victimes à l'exécution publique du coupable. En Allemagne, en revanche, les victimes appartenaient à la catégorie des vaincus et des coupables de façon générique ; les viols étaient moins systématiquement dénoncés et leurs acteurs moins souvent châtiés. Cela dit ce dernier fait si exact soit-il n'est pas plus défavorable aux criminels noirs qu'aux blancs.


Cours martiales : cours partiales.


La thèse de Louis Guilloux dans OK Joe se rapproche de l'esprit de ce dernier argument et peut se résumer ainsi : La justice dispensée dans les cours martiales américaines en 1944 n'est pas aveugle à la couleur de peu de l'accusé. Guilloux illustre ce fait en comparant deux affaires, celle de Hendricks et celle d'un lieutenant américain accusé d'avoir assassiné un résistant Français. Le procès de Hendricks débouche sur une condamnation à mort, alors que l'homicide est involontaire et que le viol n'est pas prouvé ; celui du lieutenant George Whittington se clôt par un acquittement. Pourtant les minutes du procès indiquent de fortes présomptions en faveur de la préméditation. Par ailleurs, l'accusé avait donné des preuves de son sadisme à plusieurs reprises : Le jour du débarquement, Whittington a abattu de sang-froid un prisonnier de guerre et trois soldats de la Werhmacht qui essayaient de se rendre (la scène est racontée dans le film Le jour le plus long). "He's a killer" a dit de lui, le médecin qui l'a examiné.

Louis Guilloux tout le temps qu'il a accompagné les officiers chargés d'instruire et de conduire les dossiers procès militaires a pu constater la pregnance du racisme dans l'armée américaine malgré les idéaux affichés auxquels il s'était montré jusqu'alors sensible. Comme le résume Alice Kaplan : 

"La déception qu'il éprouvait vis à vis de l'Amérique était plus intime. [que celle qu'il avait éprouvée en accompagnant Gide en URSS quelques années plus tôt] Joe Greene (procureur dans l'affaire Hendricks et Bill Cormier (le lieutenant Bob dans OK Joe) avaient été des amis, des camarades ayant comme lui pris part à la libération. Dans son roman, il entend montrer combien leur optimisme procède de la dangereuse certitude qu'il leur revient de façonner le monde, ainsi que de leur incapacité à voir leurs propres défauts" (L'interprète, p179)

Cette conclusion peut encore éclairer notre compréhension de la politique étrangère américaine y compris à une époque où les injures racistes sont très lourdement sanctionnées au sein de l'US Army et où Colin Powell est le général le plus médiatique outre-atlantique.
  

Publié dans littérature

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