ouais, le cosmos...

Publié le par Damien

   

Mu par une soudaine envie de soulager ma vessie, je quitte la chaleur de la tente pour me diriger vers les buissons qui entourent le bivouac. Depuis la limite du plateau où nous nous sommes installés, on voit la plaine qui commence avec au loin de nouveaux reliefs qui ressemblent à des décors de carton installés sur une scène. Tout en arrosant quelques araignées endormies sur les feuilles sombres d'un mûrier, je lève le nez au ciel dans l'espoir d'entrevoir une ou deux perséide capables d'exaucer un voeu. La nature au dessus de nos têtes découvre un immense blason d'azur clouté d'argent. Le voile de nuit laisse apercevoir par ces trous innombrables l'empyrée que les anciens Grecs percevaient au delà des cieux et que les Cosmonautes savent ne pas exister. Toutes les métaphores s'épuisent dans la description de cette simplicité du vif sur le nocturne. La littérature perd son sens une fois de plus ; la plus extrême banalité est de rigueur.

-"Ouais le cosmos."

Le lieutenant Darenski attend les chars allemands dans la steppe Kalmouke ; il a passé sa journée à inspecter les abris anti-aériens et les postes de tir cachés dans les sables. La nuit, il sort de sa cahute pour aller pisser. Dehors, tout en se soulageant, il embrasse du regard la nuit étoilée et se contente de dire en signe d'approbation : "ouais, le cosmos". Cette scène a été écrite par Vassili Grossman dans Vie et Destin (Le livre de poche, éditions l'âge d'homme, 1980, p516) , je ne connais pas de plus belle version de ce qui est à la fois un topos littéraire et une expérience personnelle quasiment ineffable : la contemplation du ciel étoilé. En effet, dans cette scène, le "Oui" lyrique s'efface derrière un "ouais" qui rend compte d'une certaine familiarité avec le monde transitoire et sublunaire. Darenski dit "Ouais" à ses artilleurs, quand la hausse est bien réglée. La poésie n'est jamais plus belle que lorsqu'elle se fait poésie de la prose. Les étoiles, boules de masse gazeuze en pleine ébullition nucléaire sont prosaïques, comme l'est le besoin animal du lieutenant Darenski. 

Elles sont utiles puisqu'elles permettent aux bateaux dépourvus d'instruments de traverser les océans. La régularité de leurs mouvements, extrêmement prévisibles, n'a rien de poétique ; au contraire, les mathématiques saurait en rendre raison. On les croit immortelles, mais certains éclats proviennent d'étoiles qui ont cessé d'exister depuis des millénaires.

"La loi morale en moi, le ciel étoilé au dessus de moi" (Kant)

Et pourtant, elles suggèrent autre chose à l'humanité qui souffre en préparant des chausses-trappes et des pièges à ses congénères. Elles lui disent : "tes impératifs kantiens, au nom desquels tu te bats contre toi-même, n'ont rien à voir avec notre patience et notre exactitude. Ta philosophie, veut nous ressembler, mais elle ne te permet même pas de trouver ta place au monde sous nos constellations."

Les hommes se battent et les étoiles suivent leurs cours. Cette disjonction, Aristote en a longuement parlé et Darenski l'a  compris en un éclair, le temps d'évoquer le mot "cosmos".

Le kosmos en grec signifie à la fois la parure (les étoiles en sont les perles) et l'ordre universel dans lequel chacun essaie de trouver une place. Il semble que ce monde stellaire rassure, mais il rassure sur un mode paradoxal : régulier comme la mort, privé de vie, infiniment lointain, ce monde nie le nôtre dans lequel des événements tantôt charmants tantôt affligeants et souvent indifférents viennent nous frapper selon le rythme que connaît toute créature vivante.

Contempler les étoiles, c'est contempler la mort

L'homme aime contempler les étoiles, et pourtant celles-ci lui rappellent sa mort. Les Indiens d'Amérique disent de quelqu'un qui meurt qu'il va se mêler aux étoiles. Dans Le Guêpard (Guiseppe Lampedusa, Le guêpard, Points seuil, 1996), le Prince Salina cherche du réconfort dans la contemplation des étoiles : "Elles étaient lointaines, toutes-puissantes, mais dociles à ses calculs ; tout le contraire des hommes, qui sont trop proches, faibles et si rétifs."(p216) Dans les étoiles, c'est bien la mort que contemplait le prince Salina avant de mourir, puisque c'est elle qu'il reconnaît sur son lit d'agonisant, juste avant de mourir : "Arrivée en face de lui, elle souleva sa voilette, et ainsi, pudique mais offerte, elle apparut plus belle encore qu'au temps où il l'entrevoyait dans les espaces stellaires. Le fracas de la mer se calma d'un seul coup."(p229) Semblablement, l'empereur Hadrien, lie le souvenir de sa contemplation des étoiles lors de sa traversée du désert syrien avec sa contemplation assidue de la mort : "Je sais exactement, à l'heure où je t'écris, quelles étoiles passent ici, à Tibur, au-dessus de ce plafond orné de stucs et de peintures précieuses, et ailleurs là-bas sur une tombe [...] Qui dit mort, dit aussi le monde mystérieux auquel il se peut qu'on accède par elle. Après tant de réflexions et d'expériences parfois condamnables, j'ignore encore ce qui se passe derrière cette teinture noire. Mais la nuit syrienne représente ma part consciente d'immortalité." (Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, Gallimard, 1974, p164)

Ainsi, si les hommes prennent tant de plaisir à contempler les étoiles qui leur évoquent pourtant la mort et la désolation, c'est parce qu'elles représentent aussi, en dépit de ce que nous savons sur elles, leur "part consciente d'immortalité". 

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Publié dans philosophie

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