y a t-il une morale de gauche ?

Commémoration
Hier, à la faveur de la journée de l'Europe, j'ai voulu rendre hommage à Bronislaw Geremek, aujourd'hui avec deux jours de retard, je voudrais profiter des commémorations du 8 mai pour faire connaître à mes lecteurs l'Abbé Vallée. Surnommé "l'abbé rouge" à Saint Brieuc, dans les années 30, il est venu en aide aux réfugiés espagnols en même temps que l'écrivain Louis Guilloux. Ayant su faire coexister dans sa personne les impératifs de la morale chrétienne et le devoir laïc de justice sociale, il est mort au nom de ces deux idéaux au camp de Mathausen en 1945, 38 mois après son arrestation par la Gestapo pour faits de résistance.
Réponses
Bonjour Lully,
Je profite de cet armistice pour répondre à tes objections à propos de l’élection de Nicolas Sarkozy. Je ne voudrais pas non plus clore ce billet sans apporter de réponse au moins provisoire, au problème que tu poses : y a t-il une morale de gauche ?
A propos de psychiatrie
Premièrement, les propos publics de Sarkozy ne me semblent pas comme à toi irréprochables.
Dans un numéro récent de Philosophie Magazine, dont tu as entendu certainement parler, le candidat de l’UMP « inclin[ait], à penser qu’on naît pédophile ; et c’est d’ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie. Il y a mille deux cents ou mille trois cents jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n’est pas parce que leurs parents s’en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d’autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologique héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l’inné est immense.”
Je ne désire pas commenter plus avant cette citation ; on l'a suffisamment fait à ma place pour souligner le peu d'humanisme que contiennent de telles paroles. En plus d'être discutables sur le plan scientifique (cf. la déclaration du généticien d'Axel Kahn qui dénonce comme ridicule la conception un gène en mesure de commander un comportement violent), elles signifient au profane que "la part de l'inné étant immense", le changement de voie est impossible et la capacité d'adaptation qui caractérise l'humain est niée. Dans ces propos, on voit à l'oeuvre la transposition de l'efficacité, valeur chérie du nouveau président, à la matière humaine où devrait prévaloir au contraire la fécondité (maturation comme condition du progrès). Ce que l'ordre sarkozien veut, c'est classer les individus, dresser des typologies, saucissonner la société afin d'appuyer immédiatement sur le bon levier, c'est à dire celui qui sera censé correspondre le mieux à la catégorie. Ainsi, dans le domaine psychiatrique -dont il est question plus haut- la médicamentation risque t-elle dans les années à venir de prendre le pas sur la "cure par la parole", ne serait-ce que parce qu'elle est meilleure marché et qu'elle fait disparaître les symptomes immédiatement, rendant le mal moins apparent.
Certes les propos de Nicolas Sarkozy ne sont pas illégaux ou immédiatement répréhensibles par l'ensemble de la communauté, comme ont pu l'être les dérapages du socialiste George Fraiche sur les Harkis ou les joueurs de l'équipe de football, mais ils sont plus dangereux parce que plus insidieux et pourraient bien se normaliser dans une société mécaniste telle que la nôtre.
A Ségolène Royal, nul n’a rien eu à reprocher de la sorte ; les journalistes sont obligés de chercher ailleurs leur grain à moudre, par exemple dans les propos que la candidate a tenus sur les 35 heures des professeurs du secondaire. Je n'ose pas penser que c'est à cause de cette vidéo pirate qu'une part non négligeable de mes anciens collègues (30% des enseignants) ont voté pour Sarkozy au deuxième tour.
La France vichyste relève le nez
Lors de son premier discours présidentiel, Nicolas Sarkozy a montré sa volonté d’en finir avec la repentance à l’égard de l’ancien empire colonial. S’il entend par là mettre fin aux lois mémorielles qui baillonnent les historiens et attisent les haines communautaires, je serais plutôt d’accord avec lui ; mais je soupçonne que derrière cette déclaration, il y a surtout la volonté de tirer la page une fois pour toute sur le règlement de compte de la France avec elle-même. Il y a eu Vichy, et il y a toujours aujourd’hui en France un électorat vichyste qui a voté ce 6 mai en faveur du candidat Sarkozy. Personnellement, je considère que cette plaie est toujours ouverte et le restera tant qu’un président pourra se faire élire en France en martelant un discours hostile aux immigrés venus des pays islamiques, en réduisant l’Islam à ses interprétations les moins défendables et d’ailleurs heureusement les plus marginales, comme la polygamie. Tout cela Nicolas Sarkozy l’a fait. C’est encore lui qui, au cours de sa campagne, a réduit la question européenne à celle de l’adhésion de la Turquie à l’Europe pour remplir son escarcelle d’une partie des voix de la droite extrême.
"On veut des bisous !"
Je n’ai pas entendu parler du pillage de ce bureau de vote dont tu parles, mais je veux bien te croire à ce sujet. N’attends pas de moi que j’excuse ce geste ni les quelques émeutes qui ont éclaté depuis le soir du 6 mai à Paris, à Nantes, à Lyon, à Caen et dans la ville d’où je t’écris.
Je ne suis pas d’accord pour considérer qu’il n’y a qu’une seule violence, celle du pouvoir, contre laquelle la violence réactive (des jeunes des banlieues, en l’occurrence) est légitime ou même excusable. Simplement, je te rapporterai ce fait : dans la nuit de dimanche, des groupes d’individus hostiles à Nicolas Sarkozy ont pillé des vitrines sur une place de Paris. La police est intervenue ici avec un jet crachant de l’eau mêlée à un produit irritant la peau (source : France-Culture 7-9 du lundi 7 mai) là, plus traditionnellement avec des matraques et des fumigènes. Au milieu des casseurs, les premiers manifestants se sont allongés en signe de non-violence et ont clamé « on veut des bisous ! »
Ce fait pour moi n’est pas anodin. Depuis quand l’électeur prétend t-il être aimé par ceux qu’il élit ? Ceux-ci n’ont-ils pas plutôt pour mission de mettre en place les dispositifs dont ils pourront tirer une aide dans leurs entreprises et pour se prémunir contre le dénuement. Qui a parlé d’amour ? Les candidats eux-mêmes, celle de gauche et celui de droite, se sont présentés comme des personnes pleines de compassion dans de grands shows télécratiques. Et c’est ainsi que « tous ceux que la vie a brisés » sont appelés à voter pour Nicolas Sarkozy, c’est ainsi que toutes les personnes qui vivent sur un fauteuil roulant sont appelées à se reconnaître dans celui à qui Ségolène Royal a tendu un mouchoir au cours d’une émission à très forte audience. Cette élection n’a pas seulement marqué la défaite d’un parti politique (avant même le premier tour), mais la défaite du politique en soi. Chacun des candidats a endossé successivement dans sa campagne les figures caricaturales du père moralisateur et de la mère prévenante, au mépris de la dignité du citoyen. Assez de compassionnel ! Assez de maman, assez de nounou ! et pareillement, finissons-en avec le paternalisme ! assez de père autoritaire et sourcilleux ! « lève-toi plus tôt, travaille plus pour gagner plus, aime la France ».
Je ne veux pas que le Pouvoir m’aime, car je n’aime pas le Pouvoir. Ceux qui l’exercent devraient avoir en permanence ce leitmotiv en tête : « qui t’a fait roi ? » et comme dit un candidat malchanceux, ceux qui on un goût forcené du pouvoir et le pratiquent de manière absolue, se trompent absolument. C’est là qu’on attend le nouveau président. Celui-ci marque une nette préférence pour le pouvoir vertical qui s’exerce de haut en bas ; je maintiens que cette conception du pouvoir est devenue inappropriée à une population de plus en plus largement alphabétisée et maîtrisant de mieux en mieux les technologies de l’information. Les Français, en élisant Ségolène Royal auraient pu au moins expérimenter un gouvernement moins infantile et plus participatif. Ils ont raté cette occasion, tant pis.
Y-a t-il une morale de gauche ?
A présent, je vais essayer de répondre à ta question : y a t-il une morale de gauche ?
Peut-être trouveras-tu qu’il ne s’agit que d’une affaire de mots, mais le terme même de « morale » me semble connoté à droite quand celui de contrat (« contrat social ») me paraît être le terme que l’on favorise à gauche. En effet, la morale suppose des devoirs absolus auxquels la personne est sujette (comme par exemple, l’interdiction de commettre l’adultère ou l’obligation d’honorer son père et sa mère), alors qu’il n’y a dans une pensée de gauche que des droits absolus inhérents à la personne humaine. Les devoirs auxquels sont assujettis les citoyens sont tous corrélatifs des droits qui sont les siens depuis sa naissance et de ceux que lui confèrent sa majorité. Voici ce qu’en dit Georg Simmel dans Les Pauvres :
« On peut considérer la société en général comme une interaction d’ayant droits moraux, juridiques, conventionnels et de toutes sortes de catégorie encore ; que cela signifie pour les autres des devoirs n’est pour ainsi dire, qu’une conséquence logique ou matérielle, et si l’impensable pouvait arriver, à savoir que le droit satisfasse chacun d’une autre manière que sous la forme d’un accomplissement du devoir, alors la société se passerait de la catégorie du devoir. »
La tolérance n’est pas une valeur de gauche, comme tu le prétends, quand celle-ci s’exerce en faveur d’un individu dont la liberté empiètrerait sur celle d’un autre. La gauche dans laquelle je me reconnais n’est pas tolérante avec les communautarismes dans la mesure où ceux-ci subordonnent le droit de l’individu au pouvoir du groupe. Un programme de gauche, c’est un programme émancipateur qui vise à restaurer une forme de souveraineté à l’individu. Ce programme doit nécessairement se montrer intolérant à l’égard de toutes les formes de tutelles non régies par le droit chez les citoyens majeurs : la tutelle de la famille, celle du patron, celle des grands groupes financiers, celle de l’ethnie.
L’individualisme, me diras-tu, est aussi le propre de la droite libérale. Je répondrai à cela que le capital érige à son tour la propriété en tutelle, en libérant des bénéfices sur la masse salariale et en soumettant le salariat à une pression continue par la peur d’un chômage dont on ne sait plus au juste s’il est conjoncturel ou s’il est entretenu à dessein. En tout cas, sans vouloir recourir à la théorie du complot, reconnaissons que les délocalisations et le chômage qu’elles entraînent sont plus efficaces dans les négociations avec les employés que le knout qui sifflait jadis sur le dos des moujiks récalcitrants.
Dans la cité socialiste, l’homme est propriétaire, mais il n’est pas maître. C’est Victor Hugo qui faisait cette distinction dans une lettre écrite en guise de programme aux Misérables. Je crois que cette distinction ne peut être seulement considérée comme rhétorique : pour qu’un homme soit propriétaire sans être maître, il lui faut cesser d’être actionnaire. La Bourse est un lieu mal famé. Le capitalisme est immoral. Pourtant, c’est le système dans lequel nous vivons. En 2004, le Crédit Agricole avait (a peut-être toujours) des comptoirs aux Îles Caïman ; il suffit de posséder un chéquier pour apporter sa caution à l’évasion fiscale, quand ce n’est pas au blanchiement d’argent sale. Toutefois si nous devons collaborer dans une certaine mesure par nécessité, il est de notre devoir individuel de glisser, dès qu’on le peut, des grains de sable dans la machine à produire et à consommer toujours plus ; il nous revient collectivement d’enfoncer le coin de la loi là où le marché prétend régir nos comportements.
Je m’aperçois en écrivant les lignes ci-dessus que je n’ai qu’imparfaitement répondu à ta question : y a t-il une morale de gauche ? Je dirais ceci en guise de synthèse : le projet fondamental de la gauche est un projet émancipateur. « Le socialisme, c’est un individualisme complet et bien compris », disait Jaurès. Malheureusement, le marxisme léniniste et les régimes staliniens ont donné des traductions aberrantes de ce principe en mettant l’individu sous la coupe réglée de la masse et de la bureaucratie.
Le socialisme véritable, prend pour fin de libérer l’individu de ses tutelles et de libérer les capacités qui sont en lui : à chacun de tirer de ce projet la « morale » dont il a besoin pour y contribuer activement.