histoire de la pomme (fin)

Je me sens un prophète nouvellement inspiré, et je vous prédis les tristes choses qui suivent avec les petits bouts de prophétie que j'ai pu gauler ça et là dans les quinconces du savoir :
D'abord faisons le constat amer que, tous les dix ans, l'équivalent d'un département français se couvre d'immeubles, de tours, de garages, de ponts et d'autoroutes. La rocade sud de Saint Brieuc, par exemple, qui doit prétendument délester la Route nationale 12 dévastera en tout cas par quantité de vergers, ceux-là même dont provenaient les pommes gâchées de l'année 86. Des maisons seront également détruites, on verra bientôt des citadins qui feront et referont l'autoroute dans un sens puis dans un autre à la recherche de la sortie qui leur permettra de retrouver leur maison d'enfance : "pourtant je suis sûr que c'était à cet endroit". De fait, il n'auront pas tort : le vert paradis des amours enfantines, ils seront en train de rouler dessus à 130 km/h.
Cependant, l'envie des citadins de vert feuillage ne se dément pas. Lassés des pommes de supermarché, les habitants de Montréal se rendent en troupeaux dans les vergers de Courbevoix pour ramasser eux-mêmes leurs pommes dans des vergers de rêve. Remplir un sac postal de ces fruits ne leur coûte qu'une poignée de dollars. Ce n'est pas seulement une coutume d'automne, c'est un rite. L'homme ne peut souffrir trop longtemps de se tenir loin de son origine.
Peut-être, cela dit, n'est-ce pas tant l'urbain qui masque l'origine que le social. Le vert feuillage est un moyen parmi d'autres de revenir à l'essentiel, mais en ville, comme Bachelard l'a montré, la flamme d'une bougie y suffit encore. Il faut certes avoir de temps en temps l'idée d'éteindre le courant alternatif et d'allumer une chandelle pour contempler sa flamme, avènement de la solitude et de la fragilité de l'être.
Pascal Quignard, dans le film de Jacques Malaterre, se promène dans l'espace intersticiel entre ville et campagne. Au loin, on voit les gratte-ciel de Tokyo, plus proches sont les ponts suspendus, les cheminées d'usine. Et devant ses pieds s'étendent un fleuve, des rochers sur lesquels des cormorans sêchent leur plumage. Reste au milieu de ce spectale une lanterne des morts pour rappeler aux barques -qui ne passent d'ailleurs plus sous les ponts autoroutiers- le souvenir de ceux que la mer a emportés. A mesure que le social nie la mort, dit l'écrivain, celle-ci s'affirme dans les marges, dans la zone. Et de même, ce qui nous rapproche de notre origine, du temps avant le temps, effleure dans les petites choses abandonnées (coquillage, pierre ronde chinoise, plume irisée).
La nostalgie de la nature est la nostalgie du paradis, la nostalgie du paradis est la nostalgie de l'être ou plutôt du lien que nous entretenions avec l'être avant que notre vision du monde moderne ne nous en éloigne :
Dans Filosofia y poesia, Maria Zambrano écrit :
"En la nostalgia del paraiso se despierta una nostalgia aun mas primaria y original, la del ser"
(Dans la nostalgie du paradis, s'éveille une nostalgie encore plus primaire et originale, celle de l'être) ; c'est pourquoi effectivement nous poursuivons sans cesse notre origine dans les images du Paradis que nos traditions nous proposent, dans celle des pommiers, pour une partie de l'occident chrétien.
Autre manière de conclure cette petite histoire de la pomme : vous rapporter le petit conte immoral par lequel Pierre-Jakez Hélias termine le Cheval d'orgueil (1975). Ce conte n'a rien perdu de sa fraîcheur :
au cours du 21 ème siècle, l'exode rural finit de viser les campagnes. Tous les paysans sont partis pour travailler à la ville aux chaînes de montage (disons pour adapter le conte à notre vie contemporaine, dans les bureaux de service et les agences de publicité). Le fruit des campagnes désertées n'avait d'ailleurs plus lieu d'être exploité, puisqu'en ville on se met à nourrir la population avec des produits de synthèse et des pilules chimiques. "Dans d'immenses laboratoires, les enfants des anciens vignerons mettaient en bouteille une boisson qui ressemblait à de l'eau, mais qui n'avait jamais coulé nulle part. Le mot raisin avait disparu des dictionnaires" Les rivages sont bétonnés et transformés en quartiers et en ports de plaisance. restent les campagnes : les patrons des agences et des entreprises de service "qui ont le nez aussi fin que leur bourse est solide" comprennent qu'ils peuvent retrouver là la qualité de vie que le reste de la société oublie avoir perdue. Ils rachètent au prix fort les masures abandonnées, les terres laissées en jachère (on reconnaît ici nos rurbains et nos bobos), et comme la main d'oeuvre à déserté les campagnes et que les artisans ont oublié les techniques que leurs prédécesseurs employaient pour remettre à neuf ce type d'habitat rural , ils doivent se livrer eux-mêmes aus travaux de réparation. Pareillement, ils ne peuvent compter que sur eux pour faire pousser les arbres de leur jardin. "Et il arriva ce qui devait arriver : ils se prirent à aimer la terre [...] Ils redécouvrirent le goût des fruits comme au temps du paradis terrestre. Comme ils étaient des gens d'affaire, il leur vint l'idée de vendre aux gens des villes ces nourritures de choix. Mille francs la pomme. Et c'est ainsi que les anciens bourgeois devinrent des paysans professionnels, tandis que les descendants de Jacques Bonhomme se consolaient dans les métropoles avec leurs jouets électroniques"
Au delà de ces facéties, on doit lire dans ce conte et dans les textes que j'ai publiés ces jours derniers (pendant que tout le monde n'était plus occupé que par les présidentielles) la vérité suivante : l'inégalité entre riches et pauvres se trahira au XXIème siècle en occident par le privilège accordé aux premiers d'avoir accès au naturel et l'impossibilité pour les seconds de sortir de l'erzatz.
Cette inégalité peut être combattue par l'éducation populaire.
Au XXIème siècle, l'écologie sera, sinon une vraie philosophie, du moins la propédeutique à toute philosophie et le vrai chemin de toute émancipation.