L'idée européenne de la culture
Europe franchit la mer qui sépare Tyr de la Crète portée par les épaules de Zeus métamorphosé en taureau (Liberale Da Verona, The Rape of Europa, 1599
Panel - 39 cm x 118 cm - Paris, Louvre Museum
© [Louvre.edu], Photo Béatrice Oravec
Par pragmatisme, les Pères Fondateurs ont bâti l'Union Européenne sur des accords de libre-échange, mais c'est à Jean Monnet que l'on prête l'expression de ce regret : « si c'était à refaire, j'aurais commencé par la culture.». En effet, tandis que l'Europe économique fonctionne et qu'une monnaie unique est en vigueur dans onze pays, des fractures politiques (rejet du projet de constitution par deux nations) et des divergences en matière de politique internationale (guerre en Irak) mettent à jour un défaut de « ciment culturel ».
Reste que pour commencer par la culture, il aurait fallu s'appuyer sur un socle incertain et peut-être bâtir sur du sable. Pourtant les intellectuels pendant des siècles ont contribué à forger l'idée d'Europe en l'associant à l'idée de culture. Cette tradition est ancienne comme l'a rappelé Paul Valéry en 1920 (« L'idée de culture est pour nous dans une relation très ancienne avec l'idée d?Europe[1] »). Mais aujourd'hui il ne semble évident à personne que ces deux idées conjointes s'incarnent bien dans les peuples qui forment l'Europe politique. Seule la permanence d'intellectuels au discours universaliste (le seul universalisme non-religieux) semble au premier abord manifester l'existence d'une Europe réunie par un certain rapport à la Culture.
Pourtant, après plus mûr examen, on remarque que l'Europe se distingue d'autres entités politiques (comme les Etats-Unis) par la différence de traitement au sein de la sphère marchande des produits à valeur culturelle, ceci afin de préserver la diversité de ces produits contre l'invasion d'une culture homogénéisante répandue à travers le monde par les industries du divertissement. En soutenant le pluralisme culturel, l'Europe peut se doter d'une politique culturelle cohérente qui fasse l'unanimité.
Une dernière caractéristique enfin distingue l'Europe du reste du monde : c'est le rôle et la dignité qu'elle reconnaît à la culture, rôle qui fait de la négation le moteur du développement de la pensée et de la création quand d?autres peuples utilisent l'art et la culture à des fins identitaires ou communautaires.
- L'écrivain humaniste et l'intellectuel européen, créateurs de l'identité européenne
L'Europe longtemps avant de fédérer les Etats avaient rassemblé les écrivains. Au XVIème siècle, tout ce qui pensait voyageait. Les étudiants Erasmus qui vont aujourd'hui passer un master à l'étranger perpétuent le souvenir d?infatigables voyageurs qui circulaient d'un pays à l?autre de l'Europe créant des solidarités que les Etats niaient avec une frénésie persévérante en se livrant continuellement la guerre. Après 1848, le nationalisme qui assimile la culture à l'esprit du peuple[2] (c'est le Kulturkampf[3] allemand lancé par Guillaume II) met en danger l'idée d?Europe plus radicalement que ne l'avaient fait les guerres en dentelle[4] dénuées d'alibis culturels. A Paris, en 1914, il est défendu de jouer du Schubert non seulement dans les jardins municipaux mais encore dans les salons, car c'est devenu antipatriotique[5]. Les Intellectuels se rassemblent dans des franges épargnées par la guerre pour refonder l'idée européenne. C'est notamment le projet de Romain Rolland et de Stefan Zweig en Suisse de 1914 à 1918[6]. La « dé-nationalisation » des esprits est devenue une priorité pour les Intellectuels Européens. Paul Valéry, lorsqu'il parle de l'idée d'Europe ou de culture européenne veut signifier qu'au-delà des frontières nationales, l'homme de culture européen affirme des qualités communes ; cet homme de culture est un savant. L'homo europeanus est décrit par Linné comme levis, argutus, inventor (vif, spirituel et inventif). C'est cette représentation traditionnelle du Prométhée européen qui inspire les propos de Valéry[7]. Celui-ci d'ailleurs distingue la culture européenne parmi toutes les autres aussi raffinées soient-elles en ajoutant qu'elle manifeste « le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant ». En effet, tandis que les Européens répandent l'usage du cinéma et du gramophone dans leurs colonies, André Breton commence sa collection de masques africains. En 2007, ce n'est plus la culture européenne qui concentre ce pouvoir mais la culture mondialisée, d'origine (et non d'essence) américaine.
L'idée de culture européenne préexiste donc à la réalité de cette culture grâce aux Intellectuels européens qui la font vivre et arborent d'ailleurs un profil commun : l'intellectuel européen n'est plus si vif ni forcément inventif ; en revanche, il est resté sans attaches sociales et ethniques certaines[8]. c'est un mélancolique[9] qui se plaint du monde comme il va (du sort fait à la Tchétchénie pour André Glucksman, par exemple) ou pour être moins caricatural, c'est un savant qui remet sans cesse en cause les mythes existants et dénonce les impérialismes nationaux ou même l'empire de la raison technique ou marchande (cf. l'oeuvre du sociologue polonais Zygmunt Bauman).
- La protection de la culture contre le marché et l'initiative étatique
Cette raison marchande, justement, a permis une forme d'impérialisme culturel occidental de s?immiscer partout et de mettre en danger, y compris sur le sol des anciennes puissances, les cultures vernaculaires. Tous les ferries d?Europe voient des couples d'amoureux prendre la pose à leur proue en souvenir du Titanic de Cameron[10]. Les relations entre les sexes, par exemple, en France comme en Pologne sont de plus en marquées par la Girl Culture venue de Californie ou les attitudes viriles des rappeurs de New York. Elles empruntent de moins en moins aux « éducations sentimentales » de Flaubert ou de Fellini.
A terme, ce n'est pas seulement les attitudes, c'est le regard que les Européens porteront sur leur propre histoire qui risque d'être aliéné. De là vient le projet Europeana qui doit répondre à l'initiative du géant Google de numériser une grande partie du patrimoine écrit de l'Europe.
C?est en 1993, que la commission européenne consciente du problème a fait valoir pour la première fois lors des négociations du GATT que « la culture n'est pas une marchandise comme les autres ». Elle y a défendu l?exception culturelle (la possibilité de ne pas négocier d'accords de libre-échange en matière de culture) face à des négociateurs américains pour qui aucun secteur d'activité ne devait être sacralisé. L'exception culturelle, transmuée plus tard pour la forme en « diversité culturelle » a été maintenue bon an mal an, bien que le protectionnisme européen (qui est une position surtout française) soit peu compris par une grande partie des pays européens (pays anglo-saxons et nouveaux entrants). Dire que les USA ne se préoccupent pas de diversité culturelle serait une erreur[11] : ils ne la défendent pas de la même manière ; l?intervention de l?Etat dans ce domaine est contraire à leur politique alors qu'en Europe (plus en France, pays des académies, que dans d'autres Etats européens), les Pouvoirs publics et les politiques culturelles y sont censés avoir un rôle incontournable. Dans le domaine des subventions au cinéma non plus l'Europe ne parle pas d'une seule voix ; l'Allemagne, par exemple, qui a vécu la première le dévoiement du Kulturkampf, s'est depuis 1945 tournée vers la décentralisation dans tous les domaines. La "sacralisation" du produit culturel au motif légitime que la culture est constitutive de l'individu est surtout vivace, comme le suggère Michel Serres, dans les pays catholiques où existait le péché de simonie (vente sacrilège de biens appartenant à l'Eglise par les clercs). Il importe néanmoins que ce projet de soutenir la diversité culturelle sur son sol et dans le monde devienne le fondement de la politique culturelle européenne et que celle-ci continue de maintenir le principe de dérogation des produits culturels dans les négociations à l'OMC, sans se priver du recours à l'aide publique qui est dans sa tradition et à quoi le dernier projet de constitution a tenté de mettre fin[12].
- La culture comme décentrement et émancipation
Parler d'une culture européenne vécue au quotidien par les peuples de l'Union est prématuré. Mais si l'on réfute cette idée de culture européenne, on n'est pas forcément en droit de nier que la culture s'est développée en Europe dans un sens particulier, distinct de celui que l'on observe en Asie ou en Amérique. Aux Etats-Unis, comme on l'a vu, la diversité est prise en charge plutôt par le milieu associatif que par les Pouvoirs publics ; il faut dire que ce milieu associatif est celui des différentes communautés ethniques ou sociales (gay culture) qui militent pour leur reconnaissance dans une fédération où les clés du pouvoir sont encore détenues par des WASP[13]. La vision de la culture est donc, outre-atlantique, ouvertement communautaire ; quant à la confusion entre culture et divertissement qui est le fait des grandes industries culturelles nées aux USA, elle provient de la dévalorisation des valeurs culturelles dans l'éthique puritaine. Cette éthique des pionniers est par ailleurs ennemie d?une culture athée[14], hostile à l'héritage des Lumières et à la gratuité de l'art[15].
Si l'Europe veut se distinguer de ce modèle, il lui faut au contraire refonder l'idée d'une culture certes en accord avec les racines de chaque peuple mais également tournée vers des valeurs universelles et laïques. L'art, notamment, ne doit pas renforcer le sentiment d'appartenance chez les Européens ; au contraire, il doit permettre à chaque individu de s'émanciper de sa communauté ou de sa religion d'origine. En Europe, d'ailleurs, l'idéal de Paideia (Education des jeunes Grecs au temps de la démocratie) n'a jamais complètement déserté notre perception de la Culture. A quoi la Culture peut-elle éduquer le citoyen sinon à tracer sa propre route dans les idées et les esthétiques et à se déprendre du social ? Cela ne peut se faire sans une bonne connaissance des cultures particulières. Tel est le mouvement de la culture en Europe : dialectique et sceptique. Comme Méphisto dans le Faust de Goethe, l'esprit européen proclame : « je suis l'esprit qui toujours nie ». En effet, « ce qui est important dans la culture européenne, écrit Edgar Morin dans Penser l'Europe, ce ne sont pas seulement les idées maîtresses (christianisme / humanisme / raison / science), ce sont les idées et leurs contraires ». Ainsi, le moteur de l'Europe est la négation des idées admises naguère (« au sein du courant dialogique, les idées se nient sans cesse les unes les autres »). La culture américaine, malgré des courants contestataires actifs est fondée au contraire sur la réaffirmation perpétuelle des principes fondateurs (le capitalisme lié à l'éthique protestante). L'instabilité sociologique des intellectuels européens, leur déracinement originaire explique d'une certaine manière que la Culture en Europe soit encore conçue comme une aptitude à s'inquiéter de la société telle qu'elle va et à remettre en cause ses fondements, et non pas comme une Culture d?appartenance à une caste, à une ethnie à un sexe ou à un mode de vie. Telle est la force de cette culture qui passe paradoxalement par le doute corrosif.
Au terme de ce parcours, nous voyons bien qu'il est prématuré de parler de culture européenne, au sens anthropologique du terme : l'Europe est constituée de plusieurs ethnies et de plusieurs cultures. Pourtant, transcendant les frontières, un réseau de savants (plus tard d'intellectuels) s?est constitué autour de références humanistes, pacifistes et universalistes. Ce réseau aujourd'hui fait vivre sinon une culture européenne, du moins une notion européenne de la culture. Cette notion, comme l'affirmait Valéry, est indissociable de la vision que nous avons de l'Europe dans ce qui la distingue, notamment, de l'Amérique. Dans cette vision, en effet, l'Europe protège sa diversité en excluant de la libéralisation progressive des marchés le commerce des objets culturels. En effet, le produit culturel (un film par exemple) ne peut être assimilé à une boîte de conserve dans la mesure où il fait date dans l'histoire de notre sensibilité et de notre réflexion personnelle ; il ne s'annihile pas entièrement dans sa consommation. Tel est, avec la faculté de remettre en cause les liens et les idées qui nous sont chères pour avancer plus loin, l'héritage que nous devons aux penseurs et aux artiste qui ont façonné l'Europe. Autrement dit, l'idée de l?Union est intimement liée à la Culture parce que celle-ci lui permet aux Européens de prendre ses distances à l'égard du groupe pour tracer son propre chemin. Ainsi, avec l'aide de Zeus métamorphosé taureau, la princesse de Tyr qui a donné son nom à notre continent n'a pas fait autre chose que de quitter un rivage certain pour s'installer en terre inconnue.
[1] Paul Valéry, La crise de l?esprit (1919) dans Variété, Paris : Gallimard, 1924
[2] Le Volksgeist (Esprit du peuple), théorisé par Herder à l?époque romantique va contribuer avec l?apport de l?anthropologie anglo-saxonne à redéfinir la culture comme l?ensemble des manifestations vitales d?un peuple.
[3] (combat pour la culture) La Kultur, c?est l?esprit, le Geist, d?une collectivité, notamment d?une nation, enracinée dans sa tradition, son folklore, ses légendes. (Antoine Compagnon, la culture langue commune de l?Europe, conférence donnée le 10 novembre 2000 dans le cadre de l?Université de tous les savoirs)
[4] Thackeray explique ironiquement dans Barry Lindon qu?il faudrait être un philosophe de génie pour comprendre les raisons de la Guerre de Trente Ans. Voltaire dans le chapitre II de Candide dénonce la vanité des guerres entreprises par les Puissants au détriment des civils et le suivisme des masses. Montesquieu dans l?Esprit des Lois assimile les conquêtes à du chapardage d?Etat. Les Intellectuels s?unissent contre des conflits ineptes. Zweig en revanche doit faire face à l?embrigadement des esprits par les camps antagoniste. Il a contre lui, par exemple, Maurice Barrès, l?un des tout premiers à avoir théorisé l?Europe des Cultures (1898)
[5] Proust, Le temps retrouvé.
[6] Stefan Zweig, Le monde d?hier.
[7] Wolf Lepenies, Qu?est-ce qu?un intellectuel européen ? les intellectuels et la politique de l?esprit dans l?Histoire européenne, Paris : Seuil, 2007 (Traces Ecrites) p. 29
[8] Edgar Morin parle d?une « catégorie instable et relativement déracinée d?hommes de culture qui se nommeront philosophes au XVIII ème siècle et intellectuels au XXème. (Penser l?Europe, Paris : 1987, Gallimard (Folio Actuel) p. 134 .
[9] « un mélancolique qui se réserve une issue dans l?utopie : c?est ainsi que je vois une espèce de l?intellectuel » (Wolf Lepenies, op. cit.)
[10] L?exemple est emprunté à Alessandro Barrico (Next) qui souligne que cette attitude a tout du pastiche ; il n?empêche, la citation est là même faite sur un mode ironique.
[11] Cf. Frédéric Martel, De la Culture en Amérique ; Paris : 2007, Gallimard
[12] Le principe de dérogation aux règles du commerce international fixées dans le cadre des accords de libre-échange était bien présent dans le projet de constitution ; en revanche, les subventions accordées par la France à son cinéma devenaient hors-la-loi.
[13] white anglo-saxon protestant : protestants, blancs et anglo-saxons.
[14]« A tout pays convaincu de persécution religieuse seront imposées des sanctions soit commerciales, soit financières, une commission indépendante ayant la charge de surveiller les méfaits de l?athéisme » (loi sur la liberté de religion dans le monde votée par le Sénat américain à l?unanimité le 10 octobre 1998 ; commentaire de Michael Horowitz : il s?agit d?« une grande victoire sur la vision du monde héritée des Lumières »
[15] « la culture continue de souffrir aux Etats-Unis du puritanisme et de l?esprit des pionniers, qui tiennent les arts, au mieux pour un divertissement, au pire pour une activité frivole et un luxe inutile » (Frédéric Martel, op. cit. p552)