Intelligence et adaptation

"Je nomme Intelligence ce que mesurent mes tests", Alfred Binet
L'intelligence est l'un des concepts les plus fuyants, et cela depuis qu'on s'est mis en tête de le mesurer. On n'en parle plus qu'au pluriel, reconnaissant qu'il y a une intelligence sociale, esthétique et affective en plus des traditionnelles compétences de calcul, raisonnement, mémorisation, verbalisation, spatialisation que mesure effectivement le QI. Ce qui a disparu avec les décennies, c'est bien le principe sur lequel reposent ces différentes aptitudes (le facteur g que tentaient de définir les travaux de Charles Spearman). La pluralité des intelligences est-elle absolument irréductible ou bien l'observation des comportements humains permettrait-elle de déduire un principe de cette intelligence qui échapperait aux tests des savants ?
Intelligence et adaptation
Un aspirant bibliothécaire, dont j'ai appris avant-hier, qu'il a eu le concours (j'en suis heureux) a tenté de répondre à cette question que je lui avais posée au cours de l'oral de répétition. "Les intelligences, a t-il dit, reposent sur un seul et même principe : la faculté d'adaptation au milieu." L'idée m'a séduit tout d'abord, mais il me semble aujourd'hui qu'on doive lui objecter ceci :
combien de génies sont devenus justement ce qu'ils sont en développant depuis leur enfance une aptitude à l'inadaptation ? Je pense par exemple à Swinburne que ces crises nerveuses faisaient fuir le monde et qui imaginait par les seules forces de l'imagination des palais qu'il pouvait décrire minutieusement sans jamais s'y perdre lui-même.
Le premier parangon de l'intelligence, dans notre culture, c'est Ulysse, "l'homme aux mille tours" (polytropos Odysseus). Si la capacité d'adaptation de ce héros est saisissante face à la tempête ou dans bien d'autres circonstances dont les mortels n'ont jamais entendu parler, elle flanche pourtant quand le milieu de référence devient, contre toute attente, celui du bonheur absolu. Aimé par une déesse, promis à l'immortalité, épargné par les maladies, Ulysse se désole au rivage, incapable de jouir de ce qui est à sa portée, ne pensant plus qu'au retour vers son Ithaque natal, un caillou désolé de la mer Adriatique.
Si l'humain avait su parfaitement s'adapter à son milieu, nul doute que ni l'art, ni le voyage n'auraient existé.
Intelligence et sexe.
d'autres controverses très actuelles sur l'intellect peuvent se résumer par cette question : "l'intelligence a t-elle un sexe ?". Cette question est motivée à la fois par des études récentes sur le cerveau qui montrent une certaine différenciation dans le fonctionnement des zones du langage et du repérage dans l'espace et par un contexte politique qui, tout en promouvant l'égalité de droit et de nature entre les sexes pose la question du genre et de la différenciation (pour s'opposer à la vision républicaine de l'indifférenciation).
Il apparaît donc que les hommes en moyenne sont plus performants dans le repérage spatial que les femmes alors que celles-ci brillent davantage dans les compétences verbales. Mais l'étude montre aussi qu'avec un entraînement identique reçu par les unes et les autres, ces différences s'estompent. Le cerveau, ne fait donc que se conformer à certaines dispositions d'esprit prises dès l'enfance au contact des parents. Ces derniers reproduisent inconsciemment un schéma d'éducation qui priviligie chez les garçons la maîtrise du corps dans l'espace et chez les filles la maîtrise du langage. Dans le débat de l'inné et de l'acquis, on voit bien que l'acquis prend toujours l'aspect de l'inné aux yeux de qui ignore certains phénomènes sociaux et anthropologiques. Ainsi, chez les Arubayas, on interdit aux femmes depuis toujours de monter aux arbres parce qu'elles ne savent pas le faire et s'exposent à des chutes mortelles, comme en témoignent les malheureuses qui ont un jour transgressé l'interdiction. On ne se dit jamais pourtant que si les femmes ne savent effectivement pas monter aux arbres, c'est que depuis des temps immémoriaux on leur interdit de le faire.
Pourtant j'ai une amie qui défend de façon radicale qu'il y a une façon féminine de penser. Son compagnon soutient au contraire que la pensée évolue vers le neutre. A peine Laurence avait-elle commencé à dire : "Je suis une femme, je ne l'ai pas choisi, mais c'est le cas et en tant que femme... " Christian a saisi tout de suite le contre-argument qui lui était tendu : "Pense à ce que tu viens de dire : le début de ta phrase montre bien que tu places la facticité avant l'essence (féminine ou masculine). La facticité est un concept métaphysique ; la métaphysique, c'est la pensée, la pensée c'est le neutre". Cette objection, qui réduit pourtant un peu vite la pensée à la métaphysique, me semble toutefois plus sérieuse que cette autre aporie évoquée par Christian selon laquelle, un homme de génie devenant impuissant avec l'âge deviendrait aussi bête de surcroît, ce que, bien entendu, l'éxpérience dément.
Nous sommes partis du concept d'intelligence et avons dérivé vers celui de la pensée. Je reconnais que les deux ne sont pas superposables. S'il se trouve une bonne âme pour faire les distinctions qu'il faut et mettre un peu de bon sens dans ce que je viens d'exposer (ou bien y ajouter d'autres arguments), je suis preneur.