wonderland

Publié le par Damien



Aujourd'hui, les ouvriers qui travaillent aux terminaux d'hydrocarbures de Marseille en sont à leur troisième semaine de grève.

Le 10 juin 1968, la production aux usines Wonder de Saint-Ouen, près des Puces, reprend après trois semaines d'arrêt. Les ouvriers grévistes entrent par la porte étroite qui ouvre sur la cour et les ateliers. Des étudiants de l'IDHEC se sont rendus sur les lieux pour filmer la scène. Dans un cinéma en face de l'usine, les ouvriers encadrés par leurs syndicats viennent de voter la reprise. Le vote a été emporté par deux tiers des voix. Pierre Guyot, ancien condamné à mort par l'OAS, ancien taulard pour avoir refusé d'exécuter un ordre alors qu'il servait en Algérie est dans une situation dififcile. Il essaie d'expliquer aux ouvriers qui hésitent sur la conduite à tenir que, non, cette grève n'est pas un échec, que le patron ne pourra plus faire comme avant, qu'à l'avenir il devra compter avec un front syndical uni et fort dans son entreprise. Un étudiant, pourtant, lui remontre qu'aucune des revendications déposées par les ouvriers n'a été satisfaite.  Les cris d'une femme retentissent et la caméra essaie de saisir le visage de celle qui sera l'héroïne éphémère de cette journée. C'est une jeune ouvrière qui refuse également de repasser la porte de l'usine ; elle prend à témoin la caméra : "Allez-voir à l'intérieur, tout est dégueulasse !  On en ressort noirs comme des charbonniers ! Non, j'y foutrai plus les pieds dans cette taule !" Elle pleure un instant, sort un mouchoir puis se remet à crier.


 

 
       En octobre 1984, Bernard Tapie prenait la direction des usines Wonder ; quelques mois plus tard, les ouvriers repartaient en grève non plus  à cause des conditions de travail mais pour protester contre la fermeture d'un grand nombre d'ateliers et les nombreux licenciements qui ont suivi. C'est à cette époque qu'après un cours de physique j'ai disséqué une pile wonder, l'une de celles qui ne sont censées s'user que  lorsque l'on s'en sert : sous la carapace de fer qui céda bientôt à mes coups de ciseaux apparut une mélasse noire qui ressemblait à du bitume.

Cette mélasse, (il s'agissait de manganèse) était acheminée par camions entiers à l'usine de Saint Ouen. On voit l'un de ces camions passer dans la première minute de ce petit film de l'IDHEC. Les ouvriers (majoritairement des ouvrières) qui travaillaient dans l'usine de "noir" en ressortaient la peau couverte de ce mélange qui à force finissait par pénétrer les pores. En 1968, la direction n'avait prévu aucune douche pour le personnel féminin. Ces cendrillons des Trente Glorieuses retournaient au foyer sans avoir pu seulement se débarbouiller avec une savonnette. Le savon n'est venu que plus tard, imposé par des fonctionnaires de l'inspection du travail, contre l'avis du chef du personnel. Les sanitaires, d'ailleurs se limitaient à deux cabines pour une centaine d'ouvrières qui ne pouvaient les utiliser que pendant les dix minutes que duraient la pause, celle du matin et celle de l'après-midi. La saleté rêgnait en maître partout imprégnant jusqu'aux âmes de la maîtrise qui surveillait les chaînes de montage interdisant le moindre échange de paroles au prétexte que cela nuirait à la production.

Le film de Hervé Le Roux qui part de ce court-métrage de 9 minutes (reprise du travail à l'usine de Wonder) est stimulé par la recherche de cette rebelle anonyme. Ce cri de protestation est celui de tous les ouvriers qui s'étaient laissés aller à penser que l'ouverture de 68 marquerait la fin du travail aliénant. Dans le Vent du plaisir, Hervé Hamon montre à quel point les communistes et la CGT ont craint que le mouvement social du printemps leur échappât avec le monopole de l'interprétation des cris de cette ouvrière comme de ceux de milliers d'autres. Le coup de gueule de cette femme n'est pas communiste. Il n'est pas non plus syndical ; c'est cette double négation qui fait sa force : c'est le cri d'une humanité mise à l'entrave de la chaîne de production, d'une humanité qui ne croit pas que la multiplication des piles et l'automatisation des gestes fussent-elles régies par le Prolétariat soit une perspective digne d'elle-même. La beauté iconique de cette scène tient enfin au contraste qui oppose cette femme outrée et désespérée par la défaite à la patience du délégué CGT qui assure que cette défaite n'en est pas une.

En 1968; quand la CGT organise le retour des ouvriers au bercail, usine après usine, elle ne tient pas compte des exigences locales qui ont été portées par le comité de grève ni du fait que dans le cas de Wonder, comme souvent ailleurs, rien de ce qui a été demandé, après trois semaines de grève, n'a été obtenu. Il lui suffit que les accords de Grenelle aient été passés avec le gouvernement même si c'est sous les huées que le secrétaire général Séguy en a rendu compte aux ouvriers de Billancourt.

cette femme au contraire proteste et s'insurge parce qu'ici, à Saint Ouen, chez Wonder, rien n'a changé et rien ne changera. C'est donc décidé : elle ne mettra plus les pieds dans cette taule. Son désarroi est à la mesure de la vague d'espoir que mai 68 a suscitée chez les travailleurs. 

En 2007, les cadences n'ont pas été abolies ; elles sont seulement moins salissantes. Comme notre économie capitaliste repose entièrement sur la réclame, l'ANPE organise des stages de formation dans des centres d'appels téléphoniques. Le chômeur stagiaire, pour survivre, participe ainsi aux nuisances publicitaires quand il essaie de vendre à un client qu'il ne verra jamais des produits dont il ne connaît pratiquement rien. Il doit passer  une centaine d'appels de la sorte en quelques heures sous la surveillance du formateur qui se "branche" tantôt sur un poste tantôt sur un autre : "Je n'entends pas ton sourire", dit de temps en temps ce manitou de la console, ou bien "tu n'es pas là pour parler de la pluie et du beau temps !" La journée finie, c'est avec des mains propres et une chemise intacte que le stagiaire ressort du centre d'appel. Mais  les appels résonnent sans relâche dans sa tête : "connaissez-vous notre nouvelle offre promotionnelle ?" "avez-vous songé au bien-être de votre animal de compagnie ?" "Ne croyez-vous pas que votre portable est vieux et démodé ?".

Dire qu'il n'y a pas de sots métiers relève davantage de l'hypocrisie que de la connerie, car chacun en le disant pense profondément le contraire. 

cependant,  peu de gens poussent la logique jusqu'à s'offusquer qu'un service public, comme l'ANPE, y foute encore les pieds, dans ces taules emblématiques du XXIème siècle.   

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Publié dans politique

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