Les sans-abris de Lyon

Publié le par Damien

photo de Brassaï

     Nous nous donnions rendez-vous le samedi matin au 19 quai Tilsitt, au siège de l’Association Saint Vincent de Paul. Anne S. m’avait invité à joindre son groupe à Paris, lorsque nous nous rencontrions dans la capitale. La séance avait lieu au Presbytère de Saint Etienne du Mont (5ème), non loin du Panthéon. Elle se terminait par une prière collective pendant laquelle je faisais la lessive. A Lyon, l’association avait mis un local d’une soixantaine de mètres carrés à la disposition des jeunes conférenciers. Il s’agit de conférenciers d’un style particulier puisqu’au lieu de parler, ils écoutent surtout ce que les pauvres veulent bien leur dire ; mais c’est ainsi à Saint Vincent de Paul : chaque grande ville compte non pas un « comité local », comme à ATTAC, ou une "section" comme au  PS , ni même une « confrérie » comme à l’Emmanuel, mais une « conférence » qui se réunit toutes les semaines autour d’une table sous le portrait d’Ozanam. Je connaissais le système : en 1998, la conférence de Vannes m’avait invité à faire une levée de produits de première nécessité dans une grande surface de Baud. Les caddies de nourriture que nous avions ramenés de cette journée avaient été acheminés le soir par camionnette dans les hangars grillagés de la Banque Alimentaire morbihannaise.

A Lyon, nos ressources dépendaient du succès des ventes de charité et des repas qui étaient organisées par les seniors de l’association. Nous assurions quant à nous le service, pendant ces rendez-vous mondains qui rassemblaient la bourgeoisie catholique de Fourvière. Les plats étaient chauds et brûlaient les mains.  

Lorsque ce budget nous semblait trop creux, nous y allions de notre poche pour acheter un complément de confiture, de café ou de beurre de cacahouètes.

René et Claude dormaient le matin sur les bancs de la SNCF. Je maudis les normes AFNOR qui en commandant de mettre des appuis-coudes entre chaque siège m’ont obligé à coucher par terre dans les gares d’Hendaye et de Montparnasse. Le problème est quotidien pour Claude et René, bien que je ne les ai jamais vus dans leurs sacs de couchage à même le sol ; je ne sais pas comment ils font. Les pauvres qui n’ont pas de toit pour les abriter peuvent toujours s’adresser au 115, mais beaucoup redoutent les hébergements collectifs à cause du grand nombre de vols qui s’y commettent, à cause aussi parfois des bagarres qui y éclatent et que les surveillants peinent à maîtriser. Nezevat ne voulait plus dormir au Père Chevrier depuis qu’il avait vu le visage en sang d’un gars frappé par un débris de bouteille. Nous en entendions parler le samedi matin, lorsque les SDF venaient nous voir pour boire un café et manger des tartines.

Les conférenciers fournissaient la moitié des volontaires du samedi. L’école des Bibliothécaires de Villeurbanne nous apportait en général deux à trois personnes supplémentaires. Nous répartissions les zones à parcourir entre les volontaires présents : la gare de Perrache, le marché sur les quais de la Saône, les berges orientales de la Presqu’île.

Nous rencontrions le plus souvent des Roumains ou des Moldaves, agenouillés dans la rue. Certains parlaient l’italien ce qui nous facilitait les choses. Pour les autres, un étudiant roumain nous avait appris quelques phrases que nous répétions maladroitement :

« Vreti sà mancati ? » signifie : vous voulez manger ? "Veniti eu noi mine" : venez avec nous, "noi avem un centre unde proponem micul dejun la oameni de pe strada" : nous avons un centre où nous proposons de petit déjeuner aux gens de la rue.

Pour que notre aide fût efficace, il aurait fallu le faire tous les jours et non seulement le samedi. Mais ces rendez-vous hebdomadaires nous ont permis à tous de mieux comprendre qui nous aidions, qui nous pouvions aider. Car les plus paumés de ces hommes privés de toit, ceux dont la vie était le plus menacée par une attaque de skins, par une crise de coeur ou par une hypothermie un soir de cuite, ceux-là nous ne les voyons pas. Même les volontaires du SAMU social ne pouvaient plus grand-chose pour eux.  

Quand nous arrivions un moment à surmonter la barrière de la langue, nos motivations continuaient de paraître obscures aux réfugiés de l’Est, rendus méfiants par les contrôles d’identité. Ils ne comprenaient pas très bien ce que nous leur voulions. Surtout, ils devaient rentabiliser leur journée avant de retourner au squat.

Autour de la table à manger venaient donc s’asseoir surtout des clochards nés dans la région et d’autres en provenance des pays méditerranéens : Nezevat avait fui en 2001 la faillite de la livre Turque qui a projeté nombre de ses compatriotes dans la misère. D’autres découragés par  le chômage qui sévit encore en Algérie et au Maroc étaient partis vivre de boulots saisonniers en France. Ces hommes et ces rares femmes venus des pays musulmans ne sentaient pas l’alcool (bizarrement, on se raccroche aux tabous alimentaires quand on est démuni de tout, car l’identité est la seule possession sur laquelle on puisse encore compter), et passaient plus régulièrement aux vestiaires de la ville que leurs compagnons d’infortune nés sur un sol français.

De quoi parlions-nous ? C’étaient eux qui choisissaient les sujets de conversation. Ils parlaient d’abord des absents qui retenus ailleurs n’avaient pu les accompagner au petit déjeuner. Ensuite,  les gars racontaient les vendanges qu’ils avaient faites à la fin de l’été. A l’approche de l’hiver, ils parlaient fréquemment de tailler la zone vers le Sud dans ces cités où la police municipale justement a pour consigne de les expulser des centres-villes.

Les conseillers psychologues et les tutelles de toute sorte étaient l’objet de leur plus grand ressentiment. Ils passaient volontiers l’éponge au Bon Dieu mais disaient pis que pendre de toutes les mains qui manipulaient leur « dossier », quelqu'en soit d’ailleurs l'objet (allocations, RMI, aide au logement). Certains, comme Denis que j’ai rencontré au Métro Flachet en sortant du SAMU arrivaient à trouver un logement et se mettaient à aider à leur tour les volontaires. Mais on sait que parfois les Sans-abris enfin pourvus d’abris continuent de dormir sur des cartons au pied de leur lit.

Quelques uns recherchaient un boulot de manutentionnaires, la plupart y avaient renoncé à l’exception des boulots saisonniers.

Peut-être avaient-ils sentis que nous étions tous profs ou bibliothécaires, ils nous racontaient les livres qu’ils avaient lus. On peut trouver toute une collection de polars au Samu Social de Villeurbanne ; on les leur donne avec les couvertures, les chaussures et le panier de provision. Je me souviens avoir discuté longtemps avec un barbu de quarante ans des Pensées de Pascal.

Plus prosaïquement, nous commentions ensemble les gros titres du Progrès.

Il n’y a jamais eu aucun problème entre eux et nous. En un an, pas le moindre malaise, le moindre soupçon dont j’aie souvenir.

 

 

 

Il était si facile de se reconnaître en eux.

 

 

 

La dèche, elle arrive avec une rapidité foudroyante : un cafard amoureux, un gendarme qui vous arrête au bord de la route en état d’ivresse, le permis de conduire enlevé, l’outil de travail confisqué, le travail perdu, les queues à l’ANPE, les huissiers qui succèdent aux conseillers.

N’importe qui est concerné, comme le montre si bien Jean-Claude Izzo dans le Soleil des mourants.

 

 

 

Nous discutions de cela avec eux  accroupis sur les passerelles venteuses qui enjambent le Rhône. Nous étions abrités derrière nos parapluies, eux sous leurs cartons.

La dèche n’avait pas supprimé chez eux une forme de fierté

En août, ils n’auraient pas supporté qu’Alexandre leur cachât le soleil.

 

 

 

J’ai trouvé griffonnés dans le cahier qui recensait nos besoins en café et en biscottes ces mots extraits d’une chanson d’un autre temps :

 

 

 

« L'égalité veut d'autres lois
Pas de droits sans devoirs dit-elle
Égaux, pas de devoirs sans droits »

 

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Publié dans politique

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