joie des couleurs, souffrances de la lumière

Publié le par Damien

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Nick Cave and The Bad seeds

















Les couleurs sont de la lumière déchirée


Dans son méconnu Traité sur  les couleurs, Johann Wofgang von Goethe soutenait la thèse suivante : conformément au principe de diffraction,  les couleurs sont  les souffrances de la Lumière.

Ce jugement donne un tour romantique (en tout cas pathétique) à la conception traditionnelle qui dévalorise la couleur futile et superficielle au profit de la lumière profonde et spirituelle.
En un mot, cette thèse confirme la tristesse de Pierrot et la frivolité d'Arlequin.


Les couleurs sont de la lumière déchirée. En allant plus loin, on peut les considérer comme de la lumière déchue.
De fait, dans certaines conceptions du christianisme, la couleur résulte d'un compromis passé entre le Paradis (où la lumière domine) et le monde temporel où règnent la diffraction de la lumière et les couleurs qui en résultent.

Couleur et temporalité


Lorsque Dieu est là, en Personne, Il n'y a que lumière et éblouissement. C'est le cas également quand apparaissent Ses Anges. En revanche, dans le monde infra-prismatique, les hommes qui Le représentent doivent porter des couleurs liées au temps qui passe : violet, pendant l'Avent, rouge le jour de la Passion et de la Résurrection, vert les jours ordinaires. Rien n'illustre mieux le lien entre couleur et temps que ce code vestimentaire immémorial. La couleur est affaire de compromis entre le spirituel et le temporel ; ce compromis est aussi une alliance entre deux ordre inégaux, comme le veut la tradition qui assimile l'arc-en-ciel avec l'arc d'alliance ; ce dernier relie en effet Dieu et ses créatures.
Certains penseurs religieux, comme Bernard de Clairvaux, ont poussé le bouchon un peu loin en allant jusqu'à affirmer que les couleurs avaient plus de rapport avec la matière qu'avec la lumière (cf. l'article de Michel Pastoureau : Les cisterciens et la couleur au XII[e] siècle, paru dans la revue "Cahiers d'archéologie et d'histoire du Berry", vol 136, 1998).
Depuis que la physique a montré que matière et lumière ne s'excluaient pas du tout, qu'il ne s'agissait en somme que de particules dans un cas comme dans l'autre, mais disposées autrement, nous sommes donc bien obligés d'accepter de vivre dans le monde bigarré que voient nos yeux. Nous ne pouvons pas non plus nous cacher longtemps que si nous prêtons spontanément des connotations de froideur et de tristesse aux couleurs bleutées et des connotations de chaleur et de passion aux tons rouges et orangers, ce n'est pas du fait de notre âme entrant en contact avec le caractère spirituel de la couleur, mais en vertu d'un préjugé d'espèce trop ancien et enraciné en nous pour être ressenti comme tel.

Pourtant, l'axiome d'origine chrétienne selon lequel :

Couleur = surface = image = manque d'existence
Ombre et Lumière = absence et présence = existence humaine

est celui sur lequel repose encore aujourd'hui l'essentiel de la poésie d'Yves Bonnefoy, l'un des plus grands poètes de notre temps.
Avec une différence importante toutefois : dans la poétique de Bonnefoy, c'est à la couleur qu'est associée l'immortalité (ou du moins une certaine illusion de l'immortalité provoquée par la contemplation des images) alors que le monde du noir et blanc évoque la finitude de notre condition, notre souci de la vie -et de la mort qui la délimite en aval et en amont.
La couleur est le jour sous lequel se présentent à nous les choses qui nous entourent, mais pour restituer par des mots l'expérience de l'instant, d'après Bonnefoy, il faut aller plus loin que la couleur :

"Couleurs ? Non, l'expérience du monde, du destin que la couleur a permise ; et qu'elle accompagne très loin, de tout son fleurissement de chrysanthème ou d'ombrelle, mais laisse à la fin se déployer seule" (Rue traversière)



Réhabilitation des couleurs : Les Ailes du désir de Wim Wenders (1987)


Certains artistes ont essayé au contraire de réhabiliter la couleur dans leur oeuvre et la tentative la plus intéressante me semble avoir été livrée par Wim Wenders dans son film, Les ailes du désir .
Le film reproduit l'ancienne division des deux ordres en opposant deux points de vue ; celui des anges, hégémonique au début du film, qui ne distingue que la lumière et l'ombre, et celui des mortels pour qui le monde comporte toute la palette que nous lui connaissons. Ce deuxième point de vue, va l'emporter peu à peu, à partir du moment où l'ange, intreprété par Bruno Ganz va accepter de déchoir à sa condition pour l'amour d'une mortelle. Tombé des cieux monochromes, Bruno Ganz se réveille au pied du mur de Berlin, sur lequel des artistes dessinent de grandes figures colorées, pour lutter contre la grisaille de la vie et toutes les frontières inhérentes à la vie sur terre. A l'un d'entre eux, l'ange déchu demande de lui énoncer les couleurs de ces figures. Ce dernier s'exécute avec la patience qu'on réserve parfois aux excentriques et aux poètes quand ils égayent un peu notre perception toujours trop familière du monde.
Dans sa chute dans l'ordre des couleurs, l'ange s'est blessé au front ; il tend au peintre la main avec laquelle il a essuyé sa plaie et lui demande la couleur du liquide dont ses doigts sont imprégnés ; à partir de ce moment, et jusqu'à la fin du film, la couleur sera associée avec toutes les manifestations de la vie, tandis que la lumière grise du ciel au dessus de Berlin deviendra l'apanage de Cashiell, l'ange ami, qui a refusé de vivre cette vie temporelle et demeure dans des sphères où l'agitation humaine paraît toujours aussi insignifiante et incompréhensible. Après sa chute, Bruno Ganz vend chez un antiquaire sa vieille armure, signe de son appartenance passée aux cohortes ailées de Gabriel (signe également d'une forme d'oppression à laquelle il a mis fin par sa décision libre). Avec l'argent gagné, il se procure une veste fantaisiste, ressemblant quelque peu au costume d'Arlequin et se met en quête de l'équilibriste dont il est amoureux.

La rencontre entre l'ange tombé du ciel et l'équilibriste qui a du quitter le firmament de son chapiteau aura lieu à l'occasion d'une sorte de messe noire, orchestrée dans une salle de concert par le chanteur australien Nick Cave et son groupe les Bad Seeds.



Nick Cave, pierrot ténébreux

Je n'ai pas besoin de commenter davantage le passage du polychrome au monochrome, puis le retour au film polychrome. Je crois que j'en ai dit assez plus haut là-dessus. Reste le personnage de Nick Cave sur lequel j'ajouterais bien un petit commentaire. Comme Peter Falk, dans ce film, le chanteur des Bad Seeds y joue son propre personnage. L'ange Cashiell à côté de lui perçoit la moindre de ses pensées. Le chanteur pense notamment qu'il est temps de clore ce concert. Il sait que le public attend de vibrer au son de sa chanson fétiche "From her to Eternity" ; une chanson qui énonce l'exact contraire de ce dont le film est le récit (un ange perd son immortalité pour l'amour d'une fille). Le chanteur avant de porter son micro aux lèvres pense qu'il ne va PAS raconter l'histoire de cette fille dont parle sa chanson, mais aussitôt qu'il a commencé à chanter, naturellement sortent les premiers mots de From her to Eternity :

Ah wanna tell ya 'bout a girl
You know, she lives in room 29
Why...why...that's the one right up top a mine
Ah start to cry, ah start to cry

La performance est donc déconnectée de l'intériorité de l'artiste. Celui-ci accepte d'endosser une fois de plus le costume de Pierrot noir qu'on lui connaît en public. Un Pierrot, qui au delà des couleurs et des tromboscopes, nostalgique d'un pur halo de lumière, recherche inlassablement de concert en concert la pureté des ténèbres.
















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Publié dans cinéma

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