Les joujoux du millénaire

Babymo : téléphone portable pour enfantsLes marchands de jouets font 60 % de leur chiffre d'affaire annuel pendant les mois de novembre et décembre. Noël 2007 risque de faire passer un nouveau cap à l'offre de jouets numériques.
Les jouets que nous offrons à nos enfants sont à l'image de ce que nous voulons qu'ils deviennent.
C'est pourquoi, naguère, on offrait une panoplie de cow-boy à son fils et une poupée à sa fille. Même les parents les plus convaincus qu'il fallait en finir avec l'habituelle répartition des rôles entre sexes pouvaient être pris en flagrant délit de sexisme sur ce point.
Tu seras un cyber mon fils
Aujourd'hui, le paradigme a été quelque peu bouleversé par l'arrivée de nouveaux joujoux à puces électroniques. En effet, les parents investissent des sommes de plus en plus considérables dans ces gadgets numériques pour faire plaisir à leurs enfants fascinés par les pubs que diffusent la télé.
Un sondage TNS-Sofres réalisé ces jours-ci montre que la vogue des jouets électroniques n'atteint pas en premier lieu les catégories socio-professionnelles aisées qui investissent dans d'autres produits coûteux.
(http://www.tns-sofres.com/etudes/pol/121207_cadeauxnoel.htm)
"Le jeu vidéo est particulièrement prisé (18% de citations, à la 6e place), notamment dans les foyers employés/ouvriers (en 2e position avec 26% de citations) et dans les foyers ayant des enfants entre 5 et 14 ans (38% de citations). Suivent les jeux de construction / éducatifs / puzzles (16%), les jouets à base de personnages en plastique (16%), les poupées / peluches (15%), les jeux de société/de cartes (12%), la console de jeu (8%), et les voitures / circuits / trains (6%)."
Ce ne sont donc pas les plus favorisés qui se ruent sur ces gadgets et ce qui est vrai pour les CSP Françaises l'est également à la marge du monde post-industriel. Voici un souvenir que Sylvain Tesson a consigné sur son petit carnet de feuilles en papier de riz au milieu des steppes kazakhes :
"Une yourte-moule, rivée à un rocher, tristes gravats d'un monde écroulé. Je vais dans la bâtisse de la ferme chercher une couverture pour la grand-mère qui se plaint du froid. Le petit-fils est occupé à branler sa play-station devant un poster en plastique de la Mecque. Il ne me jette pas un regard"
(Eloge de l'Energie Vagabonde)
La télé, cette super-nurse planétaire, plus efficace que la ritaline, apaise les gamins dont les parents n'ont plus la force de s'occuper après leur journée de travail. C'est en même temps le principal véhicule de la philosophie MacDonald (empare-toi de la part de cerveau disponible des enfants pour atteindre le portefeuille des parents. Et toi, père ou mère du petit Jésus ou même tonton roi-mage , ne t'avise pas de résister, "Sega c'est plus fort que toi").
Pendant ce temps, les ouvriers des manufactures de jouet de Shenzen triment à flux tendu jusqu'à 400 heures par mois pour des salaires deux fois inférieurs aux normes affichées par le gouvernement chinois. Obligés de prendre des congés sans solde dans les périodes creuses, ces salariés d'usines sous-traitant pour Mattel ou Disney sont contraints de revenir travailler le dimanche pour honorer les commandes de la fin d'année afin que la hotte du père Noël soit pleine en Europe et en Amérique du Nord. Mais passons, tel n'est pas le propos de cet article.
Sur les murs de Troie, Andromaque prophétisait à propos du petit Astyanax qu'on dirait de lui un jour :"celui-ci est meilleur que son père". Les Hector du XXIème siècle n'ont pas les mêmes soucis que celui d'Homère, mais on dirait qu'ils poursuivent le même objectif qu'Andromaque : "Aujourd'hui, je t'achète aujourd'hui la dernière playstation et demain tu m'achètes le web 5.0 pour les Nuls ; tu seras un cyber, mon fils".
Des téléphones portables pour des enfants de 6 ans
Le marketing a très bien compris que les consommateurs auront moins de prévention contre les gadgets prisés par les adultes s'ils les présentent aux enfants sous la forme de jouets interactifs. L'enfant, d'ailleurs, n'attend que ça : s'approprier l'outil que manipulent régulièrement ses parents, comme le portable ou l'ordinateur, outils qui les projettent dans un monde dont son enfance l'exclue. Dès 2005, deux téléphones portables pour enfants ont paru sur le marché (Firefly et Babymo). Les critiques se sont focalisées sur les ondes électro-magnétiques dont des études ont confirmé qu'elles pouvaient être (plus) nocives pour des cerveaux d'enfants. Après le retrait de la vente de ces deux modèles, la firme Imaginarium remet ça deux années plus tard en arguant que 55 % des petits espagnols (entre 10 et 14 ans) sont déjà équipés de cellulaires et qu'il s'agit d'un phénomène de société irrépressible autant qu'irréversible. Le téléphone d'Imaginarium doit équiper des enfantsde 6 à 10 ans et comprend 7 touches dont une intitulée "Papa" et une autre "Maman".
Lorsque j'étais enseignant dans le secondaire, mes collègues et moi avions convenu de confisquer les téléphones de nos élèves lorsqu'ils sonnaient intempestivement pendant nos cours. Deux fois sur trois, les sonneries de ces téléphones n'étaient pas déclenchées par des appels provenant du cercle d'amis de notre malheureuse victime, mais de leur foyer : Maman ou Papa appelait pour savoir ce que faisait leur fiston et quand il devait rentrer à la maison. Vous verrez qu'on nous reparlera du téléphone portable comme moyen pour l'adolescent de devenir plus autonome...
Pour le reste, je vous renvoie à l'excellente chanson de Môrice Bénin qui commence ainsi : "Dieu du portable prothèse-nous", fais que nous ignorions la solitude, et que notre patron comme un père bienveillant sache à toute heure où nous sommes et ce que nous faisons...(je résume l'argument ; le texte n'est pas disponible sur le net et je ne possède pas l'album "Après le Déluge" qui comprend ce titre)
Ce qui est valable pour les enfants, l'est également pour les adultes : jeux vidéos, internet, portables, ce que nous cherchons à travers ces jouets, n'est-ce pas d'en finir une fois pour toute avec cette solitude métaphysique qui fond sur l'homme dès qu'il n'est plus connecté, d'en finir également avec la liberté qui est la corollaire de cette solitude, et de nous arracher autant que possible à l'obscure nécessité d'être là où l'on est ?
Publicité